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Dix questions sur l’antispécisme sur Usbek & Rica

jeudi 15 juillet 2021 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur Usbek & Rica, le 9 juillet 2021.

Mouvement philosophique et politique dans l’air du temps, l’antispécisme postule que les animaux doivent accéder à une dignité morale équivalente à celle des hommes. Dans Dix questions sur l’antispécisme. Comprendre la cause animale (Libertalia, 2021), Jérôme Segal expose les grands enjeux du mouvement. De son côté, dans L’Extinction de l’homme. Le projet fou des antispécistes (Tallandier, 2021), Paul Sugy alerte sur une possible déshumanisation de l’homme induite par les prérequis de cette philosophie.

En 2001, Claude Lévi-Strauss écrivait dans la revue Études rurales :

« Combien sommes-nous […] qui ne pouvions passer devant l’étal d’un boucher sans éprouver du malaise, le voyant par anticipation dans l’optique de futurs siècles ? Car un jour viendra où l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants et exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans les vitrines, inspirera sans doute la même répulsion qu’aux voyageurs du XVIe ou du XVIIe siècle, les repas cannibales des sauvages américains, océaniens ou africains. »

L’angoisse que décrit l’anthropologue français dans ces lignes est à l’origine du combat antispéciste. La manière que nous avons de traiter les animaux depuis toujours, en les mangeant et en les utilisant comme de simples objets, relève-t-elle d’un comportement moral ?
Longtemps, l’homme a fait prévaloir une supériorité ontologique pour asseoir sa domination sur le reste du vivant. La raison, l’âme, ou encore le langage articulé lui permettaient de se distinguer. Mais, avec les travaux de Charles Darwin, nous savons désormais que l’homme est, d’un point de vue biologique du moins, un animal comme les autres. Il est issu de la série animale et est apparenté à certaines espèces comme les grands singes. Pour Freud, cette découverte constitue, après la révolution copernicienne (qui nous apprend que c’est la terre qui tourne autour du soleil et non l’inverse), la « seconde humiliation du narcissisme humain : l’humiliation biologique ». Dès lors, si l’homme n’occupe pas de droit, mais seulement de fait, une place à part dans le règne animal, alors c’est tout notre rapport aux autres « espèces » (expression problématique en elle-même) qui doit être changé.

Car c’est de là que vient le concept d’antispécisme, forgé par les penseurs Peter Singer et Richard D. Ryder dans les années 1970. « À vrai dire, le terme « spécisme » est introduit en référence aux mots « racisme » et « sexisme », il est donc logique qu’on désire s’y opposer », estime Jérôme Segal, essayiste et historien franco-autrichien, maître de conférences à Sorbonne-Université ainsi que chercheur et journaliste à Vienne, en Autriche dans Dix questions sur l’antispécisme. Au racisme et au sexisme répondrait le « spécisme » qui postule la supériorité essentielle de l’homme au sein du règne animal.

Le spécisme, une notion commode pour justifier des massacres ?

Notre civilisation et notre définition de l’homme, fondées sur le spécisme, seraient à l’origine d’un massacre permanent dont nous nous accommodons très bien. « L’exploitation humaine des animaux atteint aujourd’hui des niveaux à peine concevables : selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, 70 milliards d’animaux terrestres sont tués tous les ans essentiellement pour le plaisir gustatif des humains, en comptant les animaux aquatiques, cela monte à 1 000 milliards. En un an et demi, on tue plus d’animaux terrestres qu’il n’a jamais existé d’humains sur terre (100 milliards) », détaille Jérôme Segal.
Ces chiffres donnent le vertige et interrogent nécessairement nos modes de vie liés au développement de la société industrielle. Mais le retour éventuel à un type d’élevage plus sobre et plus respectueux ne satisfait pas les antispécistes qui estiment que les animaux ne peuvent faire l’objet d’aucune exploitation par l’homme, que ce soit pour se nourrir, se vêtir ou se divertir. À leurs yeux, comme la frontière biologique entre l’homme et l’animal n’existe pas, il ne peut non plus y avoir de frontière morale. Dès lors, la souffrance des bêtes devient quelque chose d’inacceptable. En 1789, dans son Introduction aux principes morales de la législation, le philosophe Jeremy Bentham notait déjà : « La question n’est pas : “Peuvent-ils raisonner ?” ni : “Peuvent-ils parler ?” mais : “Peuvent-ils souffrir ?” »

Un mouvement conçu comme la prolongation des luttes sociales

La lutte contre la souffrance animale est le fer de lance des antispécistes. Et ce combat prend une véritable dimension politique : il s’agit de lutter contre une forme de discrimination ignorée par la plupart des gens, celle qui va à l’encontre des « animaux non humains », pour reprendre la terminologie de ces militants. Le mouvement s’inscrirait donc dans la suite logique des conquêtes sociales et progressistes du XXe siècle. À l’émancipation des femmes et des minorités doit succéder l’émancipation des animaux ou, du moins, la reconnaissance de leur dignité morale.
Le journaliste Aymeric Caron va jusqu’à affirmer dans L’Obs en 2016 : « La protection animale est le marxisme du XXIe siècle. » Si la convergence des luttes ne paraît pas évidente quand il s’agit des animaux, Jérôme Segal souligne néanmoins la place historique qu’occupent les femmes dans ce combat : 

« Puisque des femmes ressentent au plus profond d’elles-mêmes les violences subies par les animaux, on comprend qu’elles s’engagent dans la cause animale. Rappelons encore qu’aux États-Unis, au XIXe siècle, des femmes étaient endormies à l’éther par des médecins vétérinaires pour subir des relations sexuelles avec leur mari, ce qui rappelle pour certains les techniques d’étourdissement dans les abattoirs. »

Peut-on sérieusement soutenir que la lutte contre les discriminations faites aux femmes et aux minorités a autant d’importance que celle qui visent les animaux ? Le combat antispéciste dérange parfois ceux qui militent contre d’autres formes de discrimination jugées prioritaires. Comme le rappelle Jérome Segal, certaines analogies sont parfois perçues comme indécentes :« [L]’association Peta a fait campagne pour alerter sur le sort des cochons avec un dessin stylisé comparant le sort d’un cochon pendu et saigné avec celui d’un Noir. » Cet exemple illustre peut-être les limites de l’antispécisme […].

Matthieu Giroux