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Entretien avec Corinne Morel Darleux par Ballast

mercredi 26 juin 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié par Ballast le 26 juin 2019.

« Il y a toujours un dixième de degré à aller sauver »

En 2009, Corinne Morel Darleux a rejoint le Parti de gauche, cofondé par Jean-Luc Mélenchon sur la base d’un rassemblement « des socialistes, des communistes, des écologistes, des trotskistes et même des libertaires »  ; en sa qualité de secrétaire nationale, elle a bientôt supervisé le courant écosocialiste en son sein. Dix ans plus tard, l’élue au conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes n’officie plus à la direction du PG et a quitté la France insoumise. Le péril écologique exige à ses yeux de s’ouvrir à tout ce que la société produit de luttes au quotidien. Son premier livre, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, n’est pas un bilan à mi-parcours : une virée politique et littéraire, plutôt, une réflexion à la fois individuelle et collective sur le techno-capitalisme et l’« effondrement » – celui de la civilisation industrielle telle qu’elle s’est constituée depuis plus de deux siècles –, dont elle envisage la venue sans baisser la garde. Nous avions publié l’an passé son carnet de bord au Rojava ; nous discutons aujourd’hui de la résistance à l’air du temps.  

Vous avez voté aux dernières élections européennes ?
Je suis allée au bureau de vote. Sans entrain, après avoir pas mal vacillé quant au bulletin à glisser dans l’urne. Je me suis rarement sentie aussi loin d’une élection, en fait. Pas que les enjeux européens me soient indifférents, mais j’ai passé mon année à explorer des chemins de traverse et ce que j’y ai trouvé m’a fait considérablement évoluer. Retourner le temps d’un vote au jeu électoral, comment dire ?… ça ne m’a pas passionnée. J’aurais voulu pouvoir exprimer une préférence plus fine, en panachant les candidat·e·s par exemple, ou, mieux, en notant chaque liste selon mon degré d’accord et de confiance plutôt que de devoir en choisir une de manière exclusive. Et, surtout, je n’ai jamais autant souhaité que le vote blanc soit enfin reconnu. Les enjeux les plus brûlants ne se sont pas là pour moi en ce moment…

Vous pensez à quoi ?
Je ne crois pas que ce vote ait une inflexion notoire sur le cheminement du monde, même si le profil des députés change au moins la teneur des débats, leur capacité à ambiancer le Parlement et à porter d’autres voix. Les résultats sont aussi un signal envoyé aux partis, qui pour beaucoup en font l’alpha et l’oméga du rapport de forces entre eux. Tous ont en tête les élections municipales et présidentielles, les bases sur lesquelles des alliances vont pouvoir se faire ou pas. Du coup, quand on mêle tous ces enjeux, selon qu’on se place sur le terrain du projet politique, de l’action pratique, du domaine purement tactique ou stratégique, du signal à envoyer, ça ne donne pas un choix unique – en tout cas pas pour moi. Après, ce n’est pas non plus un effort surhumain de prendre cinq minutes pour aller au bureau de vote – et je reste au fond de moi attachée au fait que le jour du scrutin, à l’exception des bulletins blancs, hélas, que vous soyez riche ou pauvre, actionnaire ou infirmière, rural ou urbain, chaque voix vaut un.

Vous avez passé la dernière décennie à militer au sein du Parti de gauche, puis de la France insoumise. Comment recevez-vous ces 6 % ?
Mal. C’est un naufrage politique. Regarder la trajectoire de ces dix dernières années me fait mal. On avait de l’or entre les mains. Mais par facilité, par ressentis personnels, calculs à dix bandes ou visée électoraliste, que sais-je, de nombreuses fautes ont été commises. L’écosocialisme comme cap politique a été délaissé, la démocratie sociale dans l’entreprise n’est plus portée, la lutte des classes comme marqueur de gauche a été écartée alors que la nécessité d’une écologie anticapitaliste et idéologiquement sans ambiguïtés n’a jamais été aussi essentielle face à l’essor de la collapsologie et aux menaces d’effondrement. Même sur l’environnement, il y a eu régression. On avait construit une approche beaucoup plus systémique… Franchement, ça me tue. Et il va sans dire que le score d’EELV ne suffit pas à me consoler : à 13 % des suffrages exprimés il reste tout relatif, et assis sur les positions très ambiguës de Yannick Jadot. Au final, c’est toute la gauche qui est en miettes. La création du Parti de gauche avait pour objectif d’occuper l’espace abandonné par le PS : c’est un échec. Enfin, évidemment, se retrouver avec le RN en tête des votes est juste à hurler. Le seul point positif qui peut ressortir de tout ça ? Disons que j’espère que cette claque obligera au moins chacun·e à s’interroger sincèrement, et que ça permettra de réfléchir plus sérieusement à la suite, sur des bases renouvelées et ouvertes : pas seulement aux autres organisations mais à tout ce qui bouge et frémit dans la production intellectuelle et dans la rue, du climat aux Gilets jaunes en passant par les milieux libertaires ou autonomes. De manière responsable et honnête intellectuellement, en s’y immergeant, en se laissant percuter par ce qui s’y invente et s’y passe, pas seulement par des postures publiques électorales, para-associatives ou para-syndicales.

Mais ce résultat vous a surpris ?
Non. Il y a aujourd’hui un rétrécissement de la pensée dans le champ traditionnel de la politique, et le centre de gravité de l’action politique est en train de s’éloigner des partis et des syndicats, des formes traditionnelles de mobilisation. Tout est à revisiter de fond en comble. J’espère que tout le monde y est prêt, maintenant.

Vous semblez aujourd’hui sur une ligne de crête : vous n’exaltez plus la conquête du pouvoir central mais vous ne vous en remettez pas uniquement aux marges. On peut avancer sur deux tableaux, ménager la chèvre électorale et le chou de la sécession ?
On est bien obligés. Même si c’est aujourd’hui dans les interstices que je sens la plus grande vitalité, pour l’instant l’État existe, et c’est encore lui qui assure, de moins en moins correctement certes, les réseaux de soins et de distribution dont on a besoin. Je crois toujours que les services publics sont le patrimoine de ceux qui n’en ont pas, que l’impôt devrait être redistributif et que l’État est censé être le garant de la solidarité nationale. Ce n’est pas parce que les gouvernements sont de plus en plus contaminés et faillissent à ces tâches qu’il faut rejeter ces missions-là, et encore moins les leur abandonner. Il n’y a qu’à voir le désastre qui se produit quand les services de santé de proximité, des maternités ou des gares ferment. Très peu de personnes sont autonomes aujourd’hui en termes de subsistance, et dans certains domaines aucune communauté isolée ne le sera jamais. On a donc besoin de mécanismes de solidarité et d’organisation à des échelles plus larges. Et on a aussi besoin d’une stratégie de conquête du pouvoir, pour s’assurer que la loi qui régit la vie en société ne contrevient pas aux besoins les plus fondamentaux, qu’elle ne tue pas les alternatives… une loi émancipatrice qui protège le faible du fort. Tout le contraire de ce qu’on voit aujourd’hui avec la présidence Macron, en somme, que ce soit sur le plan social, démocratique, économique ou environnemental. Et comme on n’arrivera ni à infléchir ni à convaincre les pouvoirs en place, le choix est simple : il faut prendre leur place.

La question reste entière : comment ?
C’est en effet toute la question. Savoir si ça se fait par le jeu électoral, par l’insurrection de masse ou par la montée en puissance et la multiplication d’initiatives plus marginales. Mon expérience électorale m’indique que c’est une dépense de temps et d’énergie précieux, détournés de l’action, et je doute de plus en plus que le bulldozer d’en face nous laisse un jour la chance de gagner par la voie institutionnelle. Jouer le jeu, c’est se faire piéger : les dés sont fournis par les vainqueurs. Mais même si mes affinités me portent plus du côté révolutionnaire que de celui de la co-construction de la norme, il ne s’agit pas de se faire plaisir avec des postures romantiques : tous ces scénarios doivent être envisagés, dans un souci d’efficacité. Tout comme celui de l’effondrement de l’État d’ailleurs, qu’on le veuille ou non. C’est une des raisons pour lesquelles je m’intéresse au Rojava, en Syrie du Nord, où concrètement la population d’un territoire grand comme le Danemark mène sa révolution, vit et s’organise dans un contexte de conflit armé, de pénuries généralisées, et de manière auto-administrée, sans État.

Les débats stratégiques qui agitent aujourd’hui la FI : « populisme » ou « gauche », ça vous parle encore ?
Oui. Dans le sens où l’abandon du terme de gauche continue à me sembler une erreur et le « populisme » un signifiant vide qui peut être repris par n’importe qui, à commencer par le RN. Se réclamer du peuple ne fait pas un projet politique. Et je ne crois pas qu’il existe aujourd’hui un peuple constitué dans le pays. Développer une conscience de classe pour que ce peuple se forme et puisse se soulever, ça a toujours été une des missions de la gauche. Passer de la gauche au populisme, c’est sauter cette marche par facilité. C’est un choix dangereux.

Vous évoquiez votre expérience d’élue : intégrer l’institution dans une optique de transformation sociale, tout bien pesé, ça empuissante ou ça refroidit ?
Ça blase et ça affute. Il y a une forme de lassitude indéniable à se coltiner Laurent Wauquiez et à s’adresser à des murs. Un sentiment d’impuissance et de frustration immense à ne pas pouvoir améliorer la vie. Pour autant, la présence de notre groupe d’élu·e·s en Auvergne-Rhône-Alpes est essentielle, pas juste symbolique. D’abord, parce qu’on arrache quand mêmes de petites victoires jubilatoires qui font du bien à un tas de gens, on le voit aux retours qu’on reçoit, mais surtout parce qu’on peut relayer, informer de ce qui se passe, fédérer des luttes et les mettre en réseau, se faire l’écho d’autres manières d’envisager la politique et d’exercer un mandat. Si on abandonne ça, c’est le degré zéro de la démocratie. Et des pans de plus en plus nombreux de la société qui finissent d’être invisibilisés, dont la voix n’est jamais portée.

Dans votre livre, vous appelez à une « réconciliation » du camp de l’émancipation. Vous vous appuyez sur Aragon : « Fou qui songe à ses querelles / Au cœur du combat commun / […] Un rebelle est un rebelle. » À la toute petite échelle de notre revue, on a parfois du mal à être compris quand on revendique de discuter avec l’ensemble des partageux — des autonomes à la FI, pour le dire vite. Comment voulez-vous que ça fonctionne à grande échelle, quand on s’engueule encore sur les notes de bas de page de Marx ou de Trotski ?
Hélas… Dans certains milieux, on a tendance à confondre radicalité et radicalisme. J’ai été très marquée récemment par un texte issu du livre Joyful militancy et publié sous forme de brochure par le site de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Il part de la célèbre anecdote d’Emma Goldman envoyant balader un militant qui lui reprochait de danser, attitude jugée trop frivole pour une agitatrice révolutionnaire, et poursuit ainsi : « Un siècle plus tard, si les règles ont peut-être changé, quelque chose continue de traverser de nombreux espaces politiques, mouvements et milieux, en sapant leur puissance de l’intérieur. Ce quelque chose, c’est l’appréhension vigilante des erreurs chez soi et les autres, le triste confort de pouvoir ranger les événements qui surgissent dans des catégories toutes faites, le plaisir de se sentir plus radical·e que les autres et la peur de ne pas l’être assez, les postures anxieuses sur les réseaux sociaux avec les hauts des nombreux likes et les bas de se sentir ignoré·e, la suspicion et le ressentiment en la présence de quelque chose de nouveau, la façon dont la curiosité fait se sentir naîf·ve et la condescendance fait se sentir juste. » C’est ce que les auteurs de Deep Green Resistance appellent aussi l’« hostilité horizontale » : cette capacité à se taper dessus en famille pendant que le camp d’en face détruit tout ce qu’on n’a pas déjà cassé nous-mêmes. C’est un des maux symptomatiques de notre époque militante, terriblement aggravé par une pratique excessive des réseaux sociaux qui relève parfois d’un comportement de sociopathes. Je le répète souvent dans mes interventions : on est toujours le bisounours ou le Black Bloc de quelqu’un. Prudence, donc, dans la condamnation ou la condescendance. Cette course à l’échalote de la pureté, qu’elle soit anticapitaliste ou populiste, nous rétrécit, nous impuissante et nous fait perdre de vue les vrais combats et les vrais ennemis.

Il y a ce purisme et ce sectarisme fous dans nos rangs, c’est évident. Mais il y a aussi de réelles et profondes divergences. Olivier Besancenot répète souvent qu’on ne pourra construire une sorte d’unité que par la pratique. Vous misez aussi sur l’action quotidienne ?
Bien sûr qu’il y a des divergences ! On les connaît par cœur : ça fait dix ans qu’on les met sur la table et qu’on s’en asperge à chaque échéance électorale. Mais si on les regarde bien en face, ces divergences ne suivent plus les lignes de clivage partidaire. Il y en a au sein de chaque mouvement. La laïcité à la FI, le rapport au libéralisme ou à la politique des petits pas à EELV, l’écologie et le productivisme au PCF, le rôle de l’État ailleurs… Il ne faut pas les minimiser : ce sont de vraies divergences et je n’ai jamais fui les débats de fond. Mais il faut reconnaître que depuis des mois, ceux-ci ont été remplacés par l’invective et les petites polémiques… sur des sujets mineurs. Je vois des militants passer des heures à décortiquer des appels pour ficher qui a signé avec qui, et en faire le décryptage en boucle des journées entières ! Quand on voit ce qui se passe dehors, franchement, ce n’est pas sérieux. Quand, en revanche, on s’organise sur le terrain pour mener des luttes de résistance, contre la privatisation des barrages, la fermeture d’une maternité, un bétonnage de terres agricoles, pour le référendum ADP, en soutien aux Gilets jaunes ou à des syndicalistes condamnés, c’est plus facile. Sur les actions Alternatiba ou Extinction Rebellion, il y a des drapeaux noirs, des insoumis, des écolos, des déçus et des perdus. Récemment, j’ai aidé à la constitution d’un appel de soutien aux décrocheurs de portraits présidentiels : ont signé des gens aussi différents que Frédéric Lordon, Pablo Servigne, Alain Damasio, Jean-Luc Mélenchon, Cyril Dion ou Juan Branco. C’est encore dans la solidarité qu’on est les meilleurs.

Pour avancer vers ce « but commun », vous proposez trois axes : refuser de parvenir, cesser de nuire, dire la dignité du présent. Ce sont des catégories d’éthique individuelle et philosophique ou des mots d’ordre politiques et collectifs ?
Les deux. Le refus de parvenir que m’a inspiré le navigateur Bernard Moitessier est avant tout une émancipation de la tutelle et de l’autorité, qu’elle soit exercée par l’État ou par une communauté d’intérêts. Un petit coup d’Opinel dans la toile des conventions. Il a donc une portée subversive. Refuser de parvenir dans ce système, c’est réinvestir sa souveraineté d’individu, passer de la soumission à l’action. C’est une première brique de l’émancipation collective. Cesser de nuire a un intérêt collectif clair : celui de la lutte contre l’hubris qui est en train de détruire les conditions d’habitabilité de la planète. Notre avenir commun passe fatalement par une réduction des consommations globales. Plus on tarde, plus cette réduction s’apparentera davantage à une pénurie subie, plus elle sera violente et inégale. C’est déjà le cas. Et entre l’augmentation de notre empreinte écologique et la réduction de la biocapacité de la planète, ça ne peut qu’empirer. Il y a donc un impératif à la fois éthique et politique à effectuer une meilleure répartition des ressources qu’il nous reste, celles qu’on n’a pas encore saccagées. Refuser de parvenir, cesser de nuire, peuvent servir de principes dans ce grand partage à établir. C’est le sens le plus profondément politique de l’émancipation humaine : celui de transformer ses difficultés individuelles en une force collective. Emma Goldman l’a magnifiquement formulé : les moyens employés pour mener la révolution doivent être à l’image du projet poursuivi. Je ne vois pas comment on pourrait dissocier l’éthique individuelle de l’exercice politique, la fin des moyens. Ou plutôt je le vois très bien, hélas, et ça produit des monstres.
J’écris dans mon livre : « Le refus de parvenir, la frugalité choisie, la dignité que l’on ne place pas dans les colis piégés du système, sont autant de choix individuels qui vont de pair avec le développement d’outils collectifs d’émancipation et de solidarité. Pour qu’il y ait refus, il faut qu’il y ait possibilité. C’est le rôle de la politique, au sens de l’émanation organisée de la société, que de fournir le cadre collectif qui rend possible le libre choix des individus qui la composent. » Sans doute gagnerait-on d’ailleurs à se replonger dans l’« individualisme social » de l’anarchiste Charles-Auguste Bontemps, qui prônait « un collectivisme des choses et un individualisme des personnes ». Il est en tout cas certain que cette réconciliation des deux dimensions individuelle et collective a cruellement manqué aux grandes « familles » politiques, coincées entre le choix binaire de l’émancipation par le groupe ou de l’individualisme libéral. Nous avons aujourd’hui besoin d’une nouvelle matrice politique sur laquelle puisse se développer une éthique de l’émancipation qui soit à la fois d’intérêt individuel, collectif et, in fine, terrestre. La dignité du présent, enfin, est un moteur essentiel de l’action quand tout semble vain, une raison de poursuivre les luttes même quand l’effondrement semble inéluctable, une tentative de réhabiliter l’élégance du geste.

C’est précisément sous le signe de l’effondrement, de la catastrophe écologique, que s’avance votre livre. Devrait-on concentrer le gros de notre énergie militante sur cette question ou est-ce trop tard ?
Il n’est jamais trop tard. Même s’il est aujourd’hui certain que le monde tel que nous le connaissons touche à sa fin, on sait aussi que chaque dixième de degré supplémentaire aura des impacts pires que le précédent, et que les plus précaires seront les premiers à en souffrir. Il suffit de regarder ce qui se passe déjà en Inde ou au Mozambique. Selon la Banque mondiale, c’est 100 millions de personnes supplémentaires qui vont basculer dans la pauvreté pour cause de dérèglements climatiques d’ici onze ans, et à peu près autant de « migrants climatiques ». En attendant, les multinationales se paient les services de compagnies de sécurité et affrètent des avions blindés de munitions, de nourriture et de gardes armés. Les milliardaires de la Silicon Valley se préparent des bunkers sécurisés, les puissances internationales achètent des terres arables à l’étranger et préparent la guerre de l’eau après avoir envahi des pays pour s’accaparer leurs puits pétroliers… Et on abandonnerait le combat ? Alors que la lutte des classes n’a jamais été aussi aiguisée ? Non. Il y a toujours un dixième de degré à aller sauver, une espèce d’invertébré, un hectare de terre non bétonnée, quelques grammes de dignité. Et une suite à inventer.

Mais vous écrivez dans le même temps que « nul ne peut tenir pour certain l’effondrement » : comment se lancer dans un chantier aussi conséquent — bâtir des communautés résilientes, par exemple — si l’effondrement de la civilisation thermo-industrielle n’est qu’une… hypothèse ?
C’est la bonne nouvelle. Que l’effondrement arrive ou non, qu’il soit brutal et systémique ou sectoriel et progressif, tout ce qu’on aura mis en œuvre pour ralentir la destruction du vivant et trouver d’autres manières de faire société ne sera pas vain. En fait, ce qu’il aurait fallu faire pour éviter la situation actuelle, ce qu’on peut encore faire pour relocaliser la production, développer l’autonomie et la sobriété, refonder la manière dont sont prises les décisions, retrouver notre place dans les écosystèmes, tout ça reste valable, effondrement ou non. C’est juste de plus en plus ardent. Le risque d’effondrement en fait une obligation.

On interrogeait récemment l’écosocialiste Daniel Tanuro, qui estime que la collapsologie est l’espace de « toutes les dérives idéologiques possibles ». Il reproche à Servigne de nous plonger « dans la régression archaïque » au détriment d’une transformation socialiste du monde. Vous ne craignez pas ces tendances contre-révolutionnaires ?
On ne peut tout de même pas accuser Pablo Servigne d’être à l’origine du dévissage culturel, de la disparition de l’esprit critique et de l’avènement de cette société contre-révolutionnaire, qui n’a pas attendu l’essor de la collapsologie pour se développer ! Ce que je vois, moi, c’est que cela a été un incroyable accélérateur de conscience parmi des gens, et notamment beaucoup de jeunes, que nous n’avons jamais réussi à toucher avant. Il faut le reconnaître honnêtement. Après, oui, je rejoins Daniel Tanuro sur certains risques — le meilleur texte critique que j’ai lu sur ce sujet, moins surplombant et plus affûté, est sorti dans Barricade. Tout l’enjeu est d’« organiser le pessimisme », selon les mots de Walter Benjamin, de transformer l’émotion en lutte politique. Beaucoup de ces nouveaux venus découvrent l’effondrement avant l’écologie et ne sont pour certains absolument pas vertébrés idéologiquement. Il y a un parcours politique à accompagner, des « sas de radicalisation » politique à organiser, oui. Et bien ? Faisons-le ! J’y consacre beaucoup de mon temps. À parler d’écosocialisme, à faire le lien entre la destruction du vivant et le capitalisme, à organiser des actions collectives, à soutenir résistances et alternatives. Ce serait une erreur de penser que tous ces gens percutés par la catastrophe se contentent de psalmodier des mantras. J’en vois partout qui se posent 1 000 questions sur la marche du système, se renseignent et se forment, lisent, se rencontrent et s’organisent. En fait on pourrait même être surpris : ils ont pour certains beaucoup plus de liberté d’esprit et de vigueur que certains militants aguerris mais usés, pétris de convictions et nassés dans d’anciens projets. Ne les regardons pas avec mépris : d’abord, on n’est pas si nombreux qu’on puisse se payer le luxe de se couper de ces renforts ; ensuite, ce serait le meilleur moyen de réaliser la prophétie…

Vous reprenez la pensée de Pasolini sur les lucioles et en faites une métaphore contre « la Machine ». Un mot sur les animaux, alors ! D’autant que vous évoquez les véganes et les défenseurs des loups pour les critiquer un peu, au profit d’une défense du petit élevage. Dans un de vos articles, vous écriviez que, sans être antispéciste, vous avez fait « un grand pas de côté » sur la question de la prise en considération des autres espèces animales. Car en effet : comment parler d’émancipation si nous continuons d’opprimer et de tuer chaque jour des millions d’individus non-humains ?
Il s’agissait de laisser en paix cet énorme mille-pattes dans ma salle de bains, en me raisonnant sur le fait, qu’après tout, ma maison est au milieu de son jardin et qu’il a tout autant le droit que moi d’en profiter ! J’évoquais dans ce texte, au contact de la terre, ma mithridatisation des araignées, scolopendres et autres scorpions, de ceux que j’appelle le « petit peuple de la nuit ». Ça a été pour moi une petite révolution. Ce sont des réflexions que j’approfondis notamment au contact de l’équipe de la revue Terrestres, très empreinte des travaux de Descola, ou par mes activités à la Région sur la forêt, la chasse, le loup, le pastoralisme, les réserves biologiques intégrales et les espaces en libre évolution de l’ASPAS [Association pour la protection des animaux sauvages]. Mais je me méfie aussi des phénomènes de contre-balanciers qui sacralisent la nature et voudraient la couper des humains, ou tout placer sur un pied d’égalité en gommant la notion d’altérité et d’interdépendance. Surtout, dans ce passage de mon livre, je mets en garde contre le fait de se tromper d’adversaires : pour moi, ce n’est pas le beau-frère qui mange de la viande ou le petit éleveur du coin, mais avant tout l’industrie agro-alimentaire, le législateur qui autorise la chasse à la glu et les chasseurs de trophée qu’il convient de cibler. Ce que font d’ailleurs très bien certaines associations. En cette matière comme en d’autres, gare aux amalgames et aux luttes qui se placent au-dessus de la mêlée : se battre pour les droits des animaux sans se préoccuper de la question sociale, c’est comme se fournir à la coopérative bio sans résister à l’implantation d’un supermarché. C’est bancal. Et, oui, l’inverse l’est aussi. En fait, mon slogan préféré de ces dernières années reste celui repris sur la ZAD : « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend. »