Le blog des éditions Libertalia

Kate Millett dans Lundimatin

vendredi 18 mars 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans lundimatin#330, le 14 mars 2022.

Kate Millett,
la femme qui refusait toutes les cages

Traductrice de grandes écrivaines, ce qui lui a suggéré l’écriture du superbe  Journal d’une traduction, Marie-Hélène Dumas est présentée par certaines notices comme romancière. Tout éloignée qu’elle est des mensonges putassiers (quoique parfois divertissants) de l’autofiction, peut-être faudrait-il inventer à son sujet le titre de bioromancière. Tout en publiant de bien beaux récits à fortes résonances autobiographiques.

Que ce soit dans Lumières d’exil, qui raconte Germaine Krull (1897-1987), photographe révolutionnaire, ou dans Sylvia Pankhurst, sur la peintre révolutionnaire (1882-1960) critiquée par Lénine pour son gauchisme, elle fait sentir sans cesse le lien intime qu’elle noue avec sa personnage tout en recourant au stratagème qui est à la base de tout l’art du roman : se mettre à la place de l’autre. Avec son Kate Millett, pour une révolution queer et pacifiste (Libertalia), elle porte cet art-là à des intensités qui brouillent définitivement les frontières : si c’est bien une « biographie romancée », la part de roman (et même de romance) que comporte cette narration ultradocumentée ne fait qu’y apporter un surcroît de vérité. Les documents, comme l’atteste la bibliographie finale, ce sont des interviews, des ouvrages nombreux, mais aussi principalement les livres de Kate Millett elle-même, qu’elle évoque sans pouvoir les citer car, comme Marie-Hélène Dumas nous l’apprend au détour d’un paragraphe : « Citer abondamment une autrice américaine dont les livres ne sont pas encore dans le domaine public, comme je l’avais fait dans un premier jet, coûte un paquet de dollars ». Mais ainsi qu’on pourra le vérifier à la lecture, cette contrainte est créatrice.
En nous racontant la vie et l’œuvre de Kate Millett, romancière, essayiste, cinéaste, plasticienne et l’une des mères fondatrices de la deuxième vague féministe mondiale, M. H. Dumas nous la rend si profondément proche qu’on a le sentiment d’avoir affaire à une camarade. De la vie de cette rejetone d’une bourgeoisie américaine confite en conformisme, on ressent le déchirement qui l’accompagnera jusqu’à la fin, entre son attachement à une famille cultivée et aimante, et l’insurmontable esprit patriarcal – en l’occurrence principalement porté par des femmes qui rejettent ce ludion lubrique « lesbienne, sculptrice inconnue, virée de la fac, autrice de livres pleins de scènes de cul, et dingue » au point de réussir à la faire interner plusieurs fois, et jusqu’en Irlande où elle était allée porter sa solidarité aux femmes de la prison d’Armagh. Car si Millett nous est si proche, c’est aussi par son refus de se cantonner à un seul combat, et son rejet de toute forme d’assignation, y compris celle que voudraient lui imposer certaines sœurs féministes, à elle qui aime les femmes mais vivra une grande partie de sa vie avec un homme, un artiste japonais bien aimé. Il n’est sans doute pas indifférent que les deux fois où on l’a mise de force en hôpital psychiatrique, ce fut quand elle défendit de manière que certains trouvèrent sans doute trop exaltée des détenus, l’un de Trinidad et Tobago promis à la pendaison, les autres, femmes irlandaises contraintes à couvrir en forme de protestation les murs de leurs cellules du sang de leurs menstrues.
Lire ce livre, c’est aussi revivre les années 1970, une époque née avec tant de groupes aux noms réjouissants : New York Radical Women, Youth International Party, White Panther Party, Radical Lesbians, et notre préféré, Women’s International Conspiracy from Hell (Conspiration internationale des femmes venues de l’enfer) : WITCH (sorcière). C’est revivre le 8 mars 1979 en Iran, au lendemain de la révolution populaire qui avait renversé le Shah, quand le voile noir de l’intégrisme n’était pas encore définitivement tombé sur les femmes et qu’elles avaient pu encore partir à quelques milliers, en manif sauvage pour exiger leurs droits, avec parmi elles Millett qui se ferait expulser. C’est revivre à New York ou Poughkeepsie l’exaltation de ces femmes et de ces hommes qui, pour fabriquer leurs œuvres d’art aussi bien que pour bâtir un domaine d’accueil pour femmes artistes sciaient, coupaient, collaient, peignaient – on scie et on colle beaucoup dans ce récit. C’est revivre le moment où Millett découvre le réel complexe de la vie des prostituées et le retranscrit sans moralisme, en restituant la langue dans laquelle il est raconté.
Revivre tout cela, en fait, dans l’époque si sombre que nous traversons, c’est revivre.

Serge Quadruppani