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Brève histoire de la concentration dans le monde du livre dans L’Express

lundi 26 septembre 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans L’Express, le 23 septembre 2022.

Avec sa Brève histoire de la concentration dans le monde du livre, publiée chez Libertalia, l’historien Jean-Yves Mollier remonte à l’origine des phénomènes de concentration et de financiarisation. Un petit livre accessible qui tombe à pic alors que les visées de Vincent Bolloré n’en finissent plus d’inquiéter un monde de l’édition dont les dix premières entreprises réalisent 87 % du chiffre d’affaires total de l’édition. Entretien.

Le point de départ de votre livre est l’OPA lancée par Vincent Bolloré pour s’emparer du groupe Hachette. On sait depuis cet été que Vivendi a abandonné son projet de fusion et envisage de revendre Editis. Est-ce une bonne nouvelle pour le monde de l’édition ?  
Jean-Yves Mollier : Non, cela ne change rien fondamentalement. Le groupe Vivendi savait pertinemment que la Commission européenne n’autoriserait pas l’addition d’Hachette et d’Editis. D’autant qu’il y a eu des précédents. En 2004 déjà, pour éviter le risque d’abus de position dominante, la Commission avait imposé à la famille Lagardère la revente de 60 % de ce qui était Vivendi Universal Publishing et allait devenir Editis. Ils ont donc pris les devants. Mais en 2021, Editis, c’est 850 millions de chiffre d’affaires (CA) et Hachette près de 2 milliards 600 millions. Si vous lâchez le premier pour récupérer le second, vous êtes évidemment gagnant ! D’autant plus qu’Hachette a de très fortes positions à l’international puisque les 2/3 de son CA est réalisé en Grande-Bretagne et dans les pays anglophones.
Donc c’est une double opération gagnante de la part de Bolloré et de Vivendi. D’une part, il récupère Hachette et de l’autre, il se réserve le droit souverain de choisir le repreneur d’Editis puisqu’il en possède 30 % à titre personnel. On peut s’attendre à ce qu’il choisisse un groupe qui soit plutôt léger dans le monde de l’édition. Lagardère avait d’ailleurs procédé ainsi en 2004 en optant pour le fonds Wendel Investissement, emmené par le baron Seillière, comme repreneur des fameux 60 % d’Editis. Il n’avait strictement aucune expérience de ce monde-là et si l’opération s’est avérée finalement gagnante, il aurait pu en être autrement…

Plusieurs acteurs de la chaîne du livre se sont inquiétés de l’éventuel renforcement de la position déjà dominante d’Hachette. Ces inquiétudes sont-elles légitimes ?
Les chiffres sont criants. Livres Hebdo vient de publier son classement des 200 premiers éditeurs français : les deux premiers groupes, Hachette et Editis, réalisent plus de 50 % du chiffre d’affaires total de l’édition qui s’élève à un peu plus de 6,85 milliards. Ajoutons les trois suivants, soit Media-Participations, Madrigall et Lefebvre-Sarrut, on atteint 75,75 % du CA global. Enfin, en prenant les 10 majors, on monte à 87 % du CA de l’édition ! Autrement dit, il reste 13 % du chiffre d’affaires total, soit environ 700 millions, pour des centaines et des centaines de PME. Jamais la concentration n’a été aussi importante. Donc oui, il y a de quoi s’inquiéter. Pour la diversité éditoriale, la survie des éditeurs indépendants mais aussi par rapport aux risques d’interventionnisme.

Le Monde a révélé qu’Editis avait suspendu la parution du livre du chroniqueur Guillaume Meurice et Nathalie Gendrot, Le Fin mot de l’histoire de France en 200 expressions (Le Robert), qui égratignait Vincent Bolloré, premier actionnaire de Vivendi, maison mère du groupe d’édition. Qu’en pensez-vous ?
On a une nouvelle fois confirmation que Vincent Bolloré ne supporte pas la moindre contrariété. Il ressemble, de ce point de vue-là, à Nicolas Sarkozy qui était intervenu chez Fayard, auprès de son ancienne patronne Sophie de Closets mais aussi chez Grasset, auprès de son PDG Olivier Nora. Vincent Bolloré a tort, stratégiquement parlant, parce qu’il va finir par subir les conséquences négatives de cet activisme, mais en attendant, c’est inquiétant. D’autant plus, qu’une fois Hachette acquis, on le voit mal, contrairement à Lagardère père et fils, ne pas intervenir dans la gestion des maisons d’édition comme il l’a fait avec ses télés, radios ou supports de presse écrite.

La concentration éditoriale est un phénomène si peu récent, écrivez-vous, que Charles Baudelaire s’en plaignait déjà…
Baudelaire s’était en effet ému, en 1861, du rachat d’une grande maison, la Librairie Nouvelle, par une encore plus grosse, la maison Michel Lévy frères. Mais cela n’allait pas plus loin. Les concentrations ont démarré au XXe siècle avec celle qu’on appelait « la pieuvre verte », soit la Librairie Hachette. Elle pratiquait le capitalisme horizontal mais aussi vertical, détenant des imprimeries, des maisons d’édition, des librairies, le réseau des bibliothèques de gare, etc. Mais à l’époque, cela ne concernait qu’une seule entité, hyper concentrée, les autres maisons d’édition étaient des PME familiales. C’est vraiment après la Seconde Guerre mondiale que ce mouvement a pris forme. Avec trois phases de concentration : une première, de 1946 à 1960, une deuxième dans les années 1980, et une troisième, à partir de 2000, qui atteint maintenant une échelle inconnue.

Dans votre essai vous soulignez qu’Antoine Gallimard (Madrigall) et Vincent Montagne (Média-Participations) ont eu beau jeu de s’opposer farouchement à la fusion Hachette/Editis alors même qu’ils sont à la tête de groupes qui, selon vous, répondent aux mêmes logiques économiques et financières…
Oui, il y a évidemment un double langage. Vous pensez bien que Vincent Montagne, avec les positions que son groupe occupe dans le domaine de la BD, des jeux vidéo, du multimédia, a des ambitions très importantes. Tout comme Antoine Gallimard. Au passage, il faut d’ailleurs souligner une décision qui n’est pas très chic d’un point de vue éthique. Lorsque Madrigall a réorganisé le CDE et la Sodis, ses filiales de diffusion-distribution, ils en ont viré des dizaines d’éditeurs qui, s’ils étaient petits en termes de taille, étaient importants qualitativement parlant !

La levée de boucliers face à la possible fusion Hachette/ Editis et les nombreux départs d’auteurs phare de Fayard (Virginie Grimaldi, Jacques Attali, Alain Badiou…) laissent-ils penser à une fronde durable qui pourrait changer la donne ?
Il est vrai que le départ d’un certain nombre d’auteurs de Fayard est un signal fort. Est-ce-que pour autant ces départs vont être suivis ? Je n’y crois guère. Les auteurs ont besoin d’être édités dans des maisons d’édition qui vont leur offrir une mise en place suffisante en points de vente. S’ils n’ont pas la certitude, en quittant telle ou telle structure, qu’ils en trouveront une autre rapidement, la fronde s’arrêtera. Il faut aussi attendre de voir à quel acheteur Bolloré va vendre ses actions d’Editis. Cela va être déterminant, mais nous n’avons pour l’instant aucune piste.

À l’étranger, existe-t-il des situations d’hyper-concentration comparables ?
Absolument. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les phénomènes de concentration existent par exemple en Chine ou aux États-Unis. Là-bas, on attend d’ailleurs le résultat du procès qui s’est tenu à Washington le mois dernier, opposant le département américain de la Justice au groupe Bertelsmann, propriétaire N° 1 de l’édition Penguin Random House, candidat au rachat de Simon & Schuster. Imaginez que le chiffre d’affaires de Penguin dépasse les 5 milliards de dollars ! Au nom de la loi antitrust, il y a donc eu un procès que la presse américaine a résumé par l’expression « Big five or big for ? ».

Propos recueillis par Pauline Leduc