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Le Jeune Victor Serge dans Le Monde des livre

vendredi 31 octobre 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Le Monde des livres, le 30 octobre 2025.

Le Jeune Victor Serge,
de Claudio Albertani :
naissance d’un dissident

Le premier tome de cette biographie retrace les débuts de l’écrivain, grande figure de la gauche antitotalitaire au XXᵉ siècle. Entre phalanstère anarchiste et « bande à Bonnot », promenade exaltante dans le milieu libertaire à la veille de la Grande Guerre.

En 1917, le jeune révolutionnaire au port aristocratique, yeux noirs et lèvres pincées, envoie une lettre en forme de bilan. Depuis la Barcelone anarcho-syndicaliste, et alors que ses camarades sont une fois de plus tentés par la violence, il écrit à un ami : « Je suis dégoûté de voir nos idées, si belles, si riches, finir dans la boue et le sang, dans un ignoble gâchis d’énergies juvéniles. »

À l’époque, celui qui trace ces mots est essentiellement connu des milieux libertaires, où l’on apprécie les articles qu’il signe sous le pseudonyme « Le Rétif ». Il n’est pas encore le célèbre Victor Serge (1890-1947), dissident soviétique libéré par Staline grâce à une mobilisation internationale orchestrée par des écrivains de renom comme André Malraux, André Gide ou Romain Rolland ; il n’est pas ce héros solitaire que les communistes parisiens qualifieront de « traître » et de « fasciste » parce qu’il osait dire ce qu’il a vécu en URSS ; il n’a pas publié S’il est minuit dans le siècle (1939), son grand roman de la tyrannie soviétique.

Et pourtant, à 27 ans, Serge est déjà un vieux militant. Il a connu les plus hautes espérances comme les pires trahisons. Il a passé cinq ans en prison. Et le double dans les cercles anarchistes. Ce moment libertaire a-t-il été décisif dans le destin de Victor Serge, l’une des principales figures de la gauche antitotalitaire au XXe siècle ? Si le révolutionnaire s’est toujours soustrait aux meutes, et s’il n’a jamais renoncé à servir la vérité, le doit-il à son engagement dans ce courant que l’on nomme l’« anarchisme individualiste » ? C’est en tout cas l’idée défendue par Claudio Albertani dans Le Jeune Victor Serge.

Effervescence intellectuelle

À l’appui de cette thèse, l’auteur concentre son attention sur le premier Victor Serge. Fils d’exilés antitsaristes, il naît à Bruxelles dans une famille pauvre où les conversations sont peuplées de procès et de pendus. Plutôt que des contes de fées, ses parents lui racontent des histoires de prisonniers politiques… Enfant, il s’habitue à la faim. À 13 ans, il vit seul, et multiplie bientôt les petits boulots : apprenti photographe, technicien du gaz, dessinateur dans un bureau d’architecte. Chaque jour, il se contente d’une livre de pain et de quelques poires, plus un verre de lait que la logeuse lui vend à crédit. Mais le dénuement matériel est compensé par l’effervescence intellectuelle. Après avoir lu les textes du théoricien anarchiste Pierre Kropotkine (1842-1921), notamment son pamphlet intitulé Aux jeunes gens (1880), l’adolescent prend une décision : il passera sa vie à étudier sans faire d’études.

Avec d’autres révoltés rencontrés dans la rue, il lit Zola, apprend à boxer, fréquente un phalanstère anar baptisé « L’Expérience », situé en lisière de la capitale belge. Ses membres organisent des conférences sur l’amour libre, cultivent des légumes, publient un journal et fabriquent une gamme d’objets en céramique – des assiettes ornées de slogans libertaires, entre autres. Ne pas remettre le bonheur à plus tard, vivre tout de suite « la vie insolente, la vie anarchiste », tel est le désir de ces individualistes qui se méfient des mouvements collectifs, de l’« insurrectionnalisme » et de toute révolution sociale : qui veut changer le monde doit bouleverser sa propre existence ! « La vie, toute la vie, est dans le présent, attendre c’est la perdre, attendre demain pour être libre, pour jouir d’être, pour se sentir vivre ? Nous ne faisons plus ce jeu », écrit Victor Serge dans le journal l’anarchie, en 1911. Il a 21 ans et vit maintenant à Paris.
Mais ce petit monde est alors divisé. Notamment sur la question de l’« illégalisme ». Contre ceux qui prônent les braquages et les assassinats, Serge affirme que l’on ne bâtit pas une politique sur la haine, pas plus que l’on n’édifie une société juste à coups de dynamite – ce qui lui vaut d’être traité de « vendu ». Mais quand la fameuse « bande à Bonnot » commence à répandre le sang, il se sent obligé de proclamer sa solidarité avec des hommes qu’il connaît bien. Arrêté par la police, il est longuement interrogé : « Homme d’une intelligence supérieure, quoique de nature efféminée, il est d’un caractère énergique », note un rapport de police. Accusé d’être l’idéologue de la bande, Le Rétif est condamné et passe cinq ans sous les verrous : « En le frappant, lui mon amant et mon camarade de combat, ils avaient tué ma jeunesse et mon amour », écrira sa compagne, la remarquable Rirette Maîtrejean (1887-1968), saluée ici en des pages bouleversantes. De cette expérience, Serge tirera Les Hommes dans la prison (1930), beau roman que les éditions Libertalia republient (314 pages, 10 euros) en même temps que la biographie signée Claudio Albertani, qui devrait comporter deux autres tomes.

Thèse séduisante et discutable

Journaliste et historien vivant au Mexique, ce dernier est lui-même un militant libertaire. On pourra d’ailleurs être agacé par tel parti pris ou tel raccourci argumentatif, voire surpris par la complaisance de l’auteur à l’égard de la violence « politique ». Mais cette sensibilité anar, assumée, permet à l’auteur de perpétuer ce que la littérature du mouvement ouvrier a produit de meilleur, avec ce mélange de rigueur, de gouaille et d’humour qui donne au texte les intonations exaltantes, et presque le collier de barbe, propres aux socialistes d’antan. Ce mélange est approprié pour décrire le milieu libertaire à la veille de la Grande Guerre, où se côtoient révolutionnaires aguerris, déserteurs en fuite, typographes inventifs, aventuriers fêlés, performeurs nudistes et, bien sûr, indicateurs de police.
Reste la thèse du livre, à la fois séduisante et discutable. Victor Serge, qui a écrit un roman intitulé Naissance de notre force (1931), a-t-il trouvé la sienne durant ces années anarchistes ? Bien qu’il ait eu tendance à en minimiser l’importance à la fin de sa vie, est-ce le combat libertaire qui a fait de lui le non-conformiste qu’il devait être ? En refermant Le Jeune Victor Serge, on se dit plutôt que, s’il a choisi l’anarchisme individualiste, c’est qu’il avait déjà une conception bien à lui de la conscience humaine, de sa médiocrité commune et de ses sursauts miraculeux. En prison, se souvenait-il, il y avait « des hommes moyens et des hommes remarquables, portant en eux une étincelle divine ». Voilà, pour un anarchiste, une façon originale de désigner la force d’âme, la puissance de sédition, bref, la liberté. Et, pour Victor Serge en particulier, une manière d’affirmer que toute dissidence est une rébellion spirituelle.

Extraits

« Victor et Rirette deviennent amis et se voient de plus en plus souvent. Le matin, ils se rendent dans les bibliothèques ou se promènent dans le jardin du Luxembourg ; le soir, ils se promènent sur les quais de la rive gauche et se rendent ensuite dans la chambre de Rirette, rue de Seine. Probablement, c’est Rirette qui l’a poussé à embrasser les idées de Stirner [Max Stirner, auteur en 1844 de L’Unique et sa propriété], et de Nietzsche, bien qu’il les connût sans doute déjà. Le dimanche, ils visitent un musée pour goûter au charme de la peinture et, lorsqu’ils ont un peu d’argent, ils s’offrent le luxe de parcourir un tronçon du fleuve sur un bateau-mouche. Ils descendent ensuite à l’arrêt du parc de Saint-Cloud, où ils passent des heures à lire ou à revoir les traductions des écrivains Mikhaïl Artsybachev, Constantin Balmont et Dimitri Merejkovski que Victor effectue pour l’éditeur Povolozky. »
Le Jeune Victor Serge, page 184.

« La fin spectaculaire de Bonnot et de ses amis a contribué à les faire entrer dans la légende (…). L’émoi suscité par l’affaire est tel qu’il éveille la curiosité du [criminologue] Émile Michon, qui obtient l’autorisation de rendre visite aux prisonniers pour sonder leur âme et faire la lumière sur les raisons de leur comportement apparemment incompréhensible. Tout en accréditant une fois de plus la version officielle selon laquelle l’anarchie était une sorte de maladie mentale contagieuse, l’illustre scientifique refuse de répéter que les bandits étaient des monstres assoiffés de sang. Au contraire, il reconnaît qu’ils ne correspondent pas au stéréotype du criminel féroce créé par la presse et qu’ils font preuve d’une grande humanité. Le scientifique a notamment été frappé par la force de caractère de ces jeunes hommes. (…) Le criminologue ne tarit pas d’éloges sur Le Rétif [Victor Serge] : “Homme d’une politesse exquise et d’une grande douceur (…), il possède une autre qualité dont sont totalement dépourvus la plupart de ses coïnculpés : il a du tact.” »
Le Jeune Victor Serge, pages 239-250

Jean Birnbaum