Éditions Libertalia
> Blog & revue de presse
> Lettres pour un avortement illégal, sur France Culture
vendredi 14 novembre 2025 :: Permalien
Violaine Lucas, de l’association Choisir la cause des femmes, présente Lettres pour un avortement illégal, 1971-1974 au micro de Chloé Leprince sur France Culture, le 18 octobre 2025.
Après la mort de Gisèle Halimi, en 2020, l’association Choisir a été obligée de déménager. En faisant les cartons, Violaine Lucas, la directrice générale de Choisir, a découvert des archives : des lettres de femmes qui voulaient avorter du temps où c’était illégal. Elles paraissent en librairie.
Les archives personnelles ont été déposées aux Archives nationales. Ces documents que vous publiez ce 17 octobre chez Libertalia sous forme d’un recueil de lettres, Lettres pour un avortement illégal, 1971-1974, sont issus, eux, des archives de l’association Choisir. Comment avez-vous découvert ce corpus de lettres qui dormait dans les archives de l’association Choisir la cause des femmes, créée en juin 1971 – donc avant les lois Veil, qui dépénaliseront l’avortement – par Gisèle Halimi, et que vous dirigez aujourd’hui ?
Violaine Lucas : Gisèle Halimi est décédée le 28 juillet 2020. Or les locaux de Choisir la cause des femmes étaient en fait un bureau à l’intérieur du cabinet d’avocat de Gisèle Halimi, qui lui-même se trouvait être aussi dans l’appartement où vivait Gisèle Halimi. Les héritiers souhaitaient vider les locaux et Choisir devait donc déménager. Dans l’urgence, nous avons décidé de déposer les archives de Choisir, en tant qu’association, aux Archives du féminisme à Angers car nous avions connaissance des contacts que Gisèle entretenait avec ce centre d’archives. N’étant pas toutes parisiennes, nous décidons alors de nous rendre à Paris pour organiser le déménagement. Nous devons tout mettre en cartons, évacuer tout cela dans l’entrée pour que ce soit pris par les archives du féminisme. Alors que nous sommes dans l’urgence, la réalité c’est qu’on a très envie de les découvrir, toutes ces archives. Parce qu’en réalité, quand on a été militant comme moi, qui l’étais, et qui venais de Saint-Nazaire toutes les semaines pour travailler auprès de Gisèle Halimi sur les projets de Choisir, on n’avait pas le temps de regarder ce qu’il y avait dans tous ces documents au nombre impressionnant.
Vous avez découvert aussi des trésors très disparates…
Pour vous dire, il y avait par exemple des programmes de théâtre, et même des documents qui n’étaient pas nécessairement un lien direct avec le mouvement féministe. Une foule de données, en fait : des discussions avec des parlementaires, des discussions avec des médecins, une lettre adressée au journal Ouest-France… Quand on a commencé à sortir tous les cartons, on était d’une curiosité vive et on avait vraiment envie de regarder ce qu’il y avait dans tous ces cartons. Et c’est là qu’on a trouvé le texte des 343 femmes, qu’on a mis sur le site de Choisir depuis, et qu’on peut consulter. Il s’agit du texte annoté du manifeste des 343 femmes déclarant s’être fait avorter [publié le 5 avril 1971 dans Le Nouvel Observateur, NDLR]. On trouve une liste des signataires d’abord dactylographiée, puis des ajouts au stylo ou au feutre. Des noms sont ajoutés et c’est assez bouleversant. En fait, quand vous êtes une militante féministe – et dans mon cas, cela faisait vingt ans mais à l’ouverture de ce carton je me trouvais accompagnée d’une étudiante qui devait avoir 19 ou 20 ans et qui avait découvert le féminisme plus récemment – et que vous trouvez ces documents annotés par Gisèle Halimi ou d’autres, c’est absolument bouleversant.
Ce mot est de l’assistante de Gisèle Halimi, rapportant des propos du Pr Milliez, mais au feutre, c’est l’écriture d’Halimi, qui avait le souci de l’histoire. - choisirlacausedesfemmes
Gisèle Halimi classait-elle ces documents pour la postérité, et un futur archivage ?
Quand je travaillais comme bénévole à Choisir, j’avais régulièrement des documents qui arrivaient, des choses que Gisèle avait reçues pour Choisir en son nom. Elle écrivait dessus Choisir et entourait en rouge ce qui devait descendre pour que nous, nous versions cela dans les archives de Choisir. Une militante de l’association a beaucoup, beaucoup fait à l’époque pour ce travail de compilation, durant des années, parce qu’elle était elle-même archiviste de métier. En découvrant ces archives, on a vraiment envie de tout ouvrir et de s’arrêter, mais en fait, on est dans l’urgence, on déménage, on doit faire vite. Et notre surprise est totale quand on découvre des grandes enveloppes kraft sur lesquelles se trouve indiqué qu’il s’agit de la correspondance Milliez, donnée à Choisir. On ouvre donc avec une très grande curiosité parce qu’on sait qui est le docteur Milliez, on connaît le procès de Bobigny, et on sait le rôle qu’il a joué au procès de Bobigny. On trouve ses lettres et à l’intérieur de ces liasses de correspondances, il y a une cinquantaine de lettres.
Paul Milliez était médecin, prix Nobel de médecine, et allié de Gisèle Halimi pour défendre le droit des femmes à avorter, même si lui-même, à titre personnel, ne pratiquait pas d’avortements. Mais il avait témoigné au procès de Bobigny, en 1972, où Gisèle Halimi, comme avocate, défendait Marie-Claire Chevallier, poursuivie pour avoir avorté après un viol… c’est une correspondance inestimable quand on sait que le Pr Milliez intervenait par exemple à la télévision pour faire valoir la dépénalisation de l’avortement.
Le Pr Milliez était notamment très sensible à la dimension sociale de l’avortement, et au fait que les femmes les plus modestes n’avaient pas les mêmes possibilités d’avorter en toute sécurité. C’est aussi ce que dit Annie Ernaux dans un petit mot d’elle que nous publions au début de notre livre. Elle dit que pour une femme riche, avorter allait de soi. Elle pouvait avorter quand elle voulait, où elle voulait, parce qu’elle avait des réseaux, des moyens financiers pour aller se faire avorter comme elle le voulait et de façon parfaitement sécure. En revanche, les femmes pauvres étaient de tout temps contraintes à la clandestinité. Au procès de Bobigny, Gisèle Halimi avait mis en évidence à quelles catégories sociales appartenaient les femmes qui étaient condamnées pour avoir eu des avortements clandestins. C’était toujours des employées modestes, des femmes dans des situations de précarité. Et pourquoi nous, nous sommes tremblantes en découvrant les lettres de cette correspondance ? Pourquoi sommes-nous aussi émues en lisant ces lettres dans les locaux de Choisir la cause des femmes. Nous sommes assises au milieu des liasses de documents, dans la poussière, et nous commençons à lire ces lettres et nous sommes bouleversées parce que c’est ça qu’on entend, c’est ça qu’on voit : des femmes qui expliquent qu’elles ont 25 ans, cinq enfants, peut-être plus, peut-être moins. Elles ont déjà des enfants, elles sont jeunes, elles sont pauvres. Parfois leur mari est malade, parfois il n’y a plus de mari, parfois elles ont été violées… Et elles ne veulent pas de cette grossesse et elles expliquent que c’est pour elle une question de vie ou de mort.
Beaucoup parlent de leur suicide…
Il y en a même une qui organise son suicide pour expliquer qu’elle ne va pas pouvoir supporter ça, donc elle préfère partir. Elle explique qu’elle a pris une assurance-vie dans l’espoir que son départ puisse être compensé par un peu d’argent pour sa famille qui en manque. Ces lettres sont aussi de femmes issues de la France rurale, du monde agricole, qui vont écrire au Pr Milliez. Ce portrait sociologique, c’est le portrait social de ces femmes qui sont dans une grande détresse, dans une grande solitude, et qui ne peuvent pas choisir d’avoir cette grossesse. Or ce sont les femmes les plus précaires. Et c’était important pour nous de partager ces témoignages-là à travers ce livre parce que les adversaires de l’IVG aujourd’hui en Europe disent encore qu’un avortement, ce n’est pas normal, qu’un avortement, c’est du confort, ou que ça se substitue à la contraception. Or ces idées-là sur l’avortement sont complètement fausses. Une femme qui veut avorter, elle va aller avorter. Et quand elle est dans un état de faiblesse économique, quand c’est compliqué pour elle, quand elle est isolée, ce sont toujours ces femmes-là qui vont mourir d’avortement clandestin, qui vont mettre leur vie en danger. Défendre la cause de l’avortement, d’un avortement libre, gratuit et choisi, c’est une cause sociale.