 
			
			
				Éditions Libertalia
				
				 	
> Blog & revue de presse
				 
				 
> Rirette Maîtrejean dans Le jeune Victor Serge - Le Monde des livres
			
vendredi 31 octobre 2025 :: Permalien
Publié dans Le Monde des livres, le 30 octobre 2025.
Claudio Albertani consacre de belles pages du Jeune Victor Serge à cette militante libertaire et féministe qui fut la compagne de ce dernier dans les années 1910. 
L’anarchisme individualiste, ce courant où Victor Serge a fait son éducation politique, s’est notamment distingué par le rôle-clé que les femmes y ont joué. Des femmes « qui ont réfléchi, écrit et participé à des expériences de vie alternative », note Anne Steiner dans son beau livre intitulé Les En-dehors. Anarchistes individualistes et illégalistes à la « Belle Epoque » (L’Échappée, 2008). Parmi celles-ci, la plus éminente et la plus attachante est sans doute Rirette Maîtrejean.
Cette militante libertaire n’est pas une inconnue. Quiconque s’intéresse à l’histoire de l’anarchisme a entendu parler d’elle. Ses souvenirs ont été publiés par les éditions bretonnes La Digitale. On peut même entendre sa voix solide et émue dans un podcast de France Culture (« Rirette Maîtrejean, l’insoumise », 2020). Mais le livre de Claudio Albertani apporte néanmoins un éclairage nouveau sur cette figure importante, qu’on présente trop souvent comme « la femme de Victor Serge », alors qu’elle fut bien plus que cela.
Un vigoureux esprit critique
C’était d’abord une intellectuelle comme le mouvement ouvrier pouvait jadis en former. Née en 1887 dans une famille de Corrèze où l’on travaille la terre de génération en génération, Anna Henriette Estorges est la fille d’un maçon qui tient à ce qu’elle étudie. Quand il meurt, celle qui rêve de devenir institutrice doit renoncer. Plutôt que de se marier, comme sa mère le lui conseille, cette petite brune au regard sagace préfère monter à Paris et vivre sa vie. Elle n’a pas 17 ans, connaît la précarité, gagne quelques sous en faisant de la couture.
Très vite, la jeune provinciale fréquente les universités populaires et divers lieux où les ouvriers politisés organisent des conférences sur les sujets les plus divers. C’est là qu’elle se lie d’amitié avec des anarchistes. Séduite par ce milieu, la jeune révoltée manifeste d’emblée un vigoureux esprit critique, prononçant une « causerie » sur le thème « le préjugé de l’antipréjugé », où elle raille ses nouveaux camarades et leur prétention à être débarrassés des idées reçues… Elle-même rétive aux conventions, elle est enceinte d’un autre quand elle rencontre Louis Maîtrejean, un sellier anar qui devient le père de son deuxième enfant. Son mari, aussi, mais pas pour longtemps : « Nos cerveaux ne se rencontraient pas. Toute conception un peu élevée lui donnait le vertige », constate-t-elle.
Désormais journaliste de combat, engagée pour la justice sociale et l’égalité des sexes, elle croise une première fois la route de Victor Serge. Mais elle le trouve d’abord hautain, guindé, un peu ridicule : « Il me déplut souverainement. Quel poseur !, fis-je. » Pourtant elle revoit bientôt celui qui signe « Le Rétif » dans l’anarchie, publication dont ils vont bientôt assurer la direction. Aussi fauchés l’un que l’autre, ils se baladent au jardin du Luxembourg, se réchauffent dans une mansarde de la rue Tournefort, tombent amoureux en lisant la poésie de Villon.
Claudio Albertani consacre de belles pages du Jeune Victor Serge à cette période où les deux militants forment maintenant un couple. Il les décrit soudés dans l’épreuve, en 1912, au moment où on les accuse d’être les intellectuels de la « bande à Bonnot ». Celle que la presse surnomme « la Claudine anarchiste », à cause de sa mise élégante, de sa coupe au carré et de ses cols Claudine, est acquittée (après de longs mois passés derrière les barreaux). Serge, lui, est condamné à cinq ans de prison, et c’est sous bonne escorte, en 1915, que les amants militants devront célébrer leur mariage. « Profitez du soleil, des fleurs, des beaux livres, de tout ce que nous aimons ensemble… », écrit le détenu.
Anarchiste toujours
Malgré la vaillance de Rirette, présente et solidaire, leur couple ne survit pas à ces années douloureuses. Chacun poursuit la lutte de son côté. Lui à Barcelone puis à Petrograd, où il rallie la cause bolchevique. Elle à Paris, anarchiste toujours. En 1931, quand Victor Serge publie Naissance de notre force, elle considère que ce roman donne une image faussée de ce qui fut leur combat « individualiste » commun. Dans La Revue anarchiste, elle écrit qu’il fait montre « d’une sécheresse de cœur, d’un pouvoir d’oubli invraisemblable ».
Jusqu’à sa mort, Rirette Maîtrejean sera fidèle à une certaine idée de la rébellion et de l’émancipation. « L’esprit est toujours l’esprit. Pour moi l’anarchie est une manière spirituelle de vivre. Ça continuera. Nos rêves ne seront pas perdus », dira celle qui travailla longtemps comme correctrice dans la presse, où elle devint l’amie d’Albert Camus. L’insurgée mourra au milieu de ses livres et de ses chats, en juin 1968, en pleine révolte de la jeunesse.
Jean Birnbaum