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Trop jeunes pour mourir, dans Dissidences

lundi 27 avril 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Un compte rendu de Trop jeunes pour mourir par Jean-Guillaume Lanuque, Dissidences, février 2015.

Guillaume Davranche, militant d’Alternative libertaire, est également un chercheur ayant contribué à une meilleure connaissance du mouvement anarchiste français. Il est en particulier l’une des chevilles ouvrières (aux côtés, entre autres, de Marianne Enckel, Claude Pennetier, Anne Steiner) du récent Les Anarchistes : dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone (Éditions de l’Atelier, 2014). On peut d’ailleurs considérer Trop Jeunes pour mourir comme un complément à ce dernier, et également à des travaux comme ceux de Céline Beaudet. Il s’agit en effet d’une étude portant sur une période bien délimitée, les cinq années précédant la Première Guerre mondiale, vues sous l’angle du mouvement ouvrier. Voulant offrir une vision différente de celle de Rosmer et de La Vie ouvrière, Guillaume Davranche centre son propos sur la Fédération révolutionnaire communiste, devenue ensuite Fédération communiste anarchiste. Mais ce faisant, il consacre également une large place au Parti socialiste, à La Guerre sociale de Gustave Hervé et surtout à la CGT. Il livre alors un récit prenant, roman vrai qui nous replonge avec efficacité dans une époque qui prépare déjà les repositionnements du début de la guerre, et s’avère bien plus ambitieux que le livre d’Anne Steiner, Le Goût de l’émeute, avec qui il partage certains événements.
1909, c’est l’arrivée en février au poste de secrétaire général de la CGT du réformiste Louis Niel (qui démissionne dès le mois de mai). L’occasion d’exposer une galerie de certains des principaux personnages syndicalistes (avec une bonne clarification sur les syndicalistes libertaires, comme Monatte ou Jouhaux, et les anarchistes syndicalistes, tel Georges Yvetot, tous regroupés sous l’étiquette de syndicalistes révolutionnaires), que complète un tour d’horizon de la presse anarchiste (Les Temps nouveaux de Jean Grave, Le Libertaire, plus éclectique, ou L’Anarchie, individualiste) et de cet organe de presse fortement magnétique pour l’extrême gauche d’alors qu’est La Guerre sociale. Le mouvement anarchiste, justement, en situation d’atonie globale, semble être à une croisée des chemins : Guillaume Davranche montre que des tentatives répétées d’organisation se manifestent, une Fédération anarchiste dès 1908, qui se limite à un réseau assez lâche et ne dure qu’un temps. 1909, justement, voit l’émergence d’un nouveau projet, celui d’une Fédération révolutionnaire (FR) large, non exclusivement anarchiste, fondée en avril dans l’orbite de la CGT, avant de s’en détacher très vite pour tomber dans celle de La Guerre sociale. Mais la participation d’Hervé à la manifestation pacifique du 17 octobre 1909 en réaction à l’exécution de Francisco Ferrer – précédant des manifestations organisées en concertation entre Parti socialiste et pouvoir en place –, conduit à une scission de la FR derrière Henry Combes et Georges Durupt. Dès lors, deux tendances se font jour. D’un côté, La Guerre sociale qui impulse à partir de 1910 la formation d’un Parti révolutionnaire, à un moment où le Parti socialiste semble abdiquer son rôle de classe par son soutien au projet gouvernemental de retraites par capitalisation. De l’autre, les anarchistes du Libertaire, d’abord unis avec les précédents dans la campagne antiparlementaire de 1910, véritable mouvement unitaire de l’extrême gauche d’alors, mais qui ne dure qu’un temps, puisqu’au final, les anarchistes du Libertaire fondent en novembre une Fédération révolutionnaire communiste (FRC) avec certaines des composantes du Parti révolutionnaire.
L’année 1911 est celle d’un double tournant. Pour la CGT, c’est la naissance du journal La Bataille syndicaliste, véritable passerelle entre le syndicat et la mouvance anarchiste, et pour La Guerre sociale, c’est le changement radical de positionnement manifesté par Gustave Hervé, défenseur désormais d’un « militarisme révolutionnaire » en lieu et place de l’antimilitarisme, d’un rapprochement PS-CGT, avant de prôner un bloc entre Partis socialiste et radical. La rupture avec la FRC se joue dans la violence lors d’un meeting d’Hervé salle Wagram en septembre 1912 (avec coups de feu en guise de dénouement dramatique). Un élément parmi d’autres d’un début de basculement à droite de la société française, que l’on peut trouver sensible dans le retour de l’antisémitisme au sein du mouvement ouvrier (via Émile Janvion et sa vision complotiste, syndicaliste qui finira à l’Action française), mais aussi dans les réactions suscitées par la crise marocaine, préparant une véritable marche à la guerre à compter de 1912. Face à ces évolutions, la CGT s’efforce de rester fidèle à ses positions en préparant une éventuelle grève générale révolutionnaire (une grève générale test, organisée en décembre, obtient des résultats mitigés), quand bien même des doutes commencent à apparaître, plus sensibles encore en 1912, au congrès du Havre, à travers un visage plus consensuel, lié à une profonde crise du syndicalisme (les nombreux échecs des luttes ouvrières) conduisant à serrer les rangs autour d’une base minimale, desserrant l’ancrage anarchiste. À l’inverse, la FRC, rebaptisée Fédération communiste anarchiste en juillet 1912, après une nouvelle campagne antiélectorale au moment des municipales, mais sans les hervéistes, s’efforce de demeurer claire dans son positionnement antimilitariste et antibelliciste, sur fond de guerres balkaniques. Au point d’ailleurs d’incarner la véritable aile marchante de l’antimilitarisme d’extrême gauche. Les meetings, les tracts se multiplient, jusqu’à éditer un petit manuel de consignes à suivre en cas de déclaration de guerre (surnommé la « Brochure rouge » par la police) : prévu pour un public restreint, il contient des conseils très précis pour saboter lignes électriques et de communication, voies de chemin de fer ou imprimeries, ainsi que les moyens de fabriquer des explosifs…
Cette campagne, à laquelle participe également la CGT, entraîne une forte répression de l’État (travail des mouchards, nombreuses arrestations et poursuites judiciaires), tout particulièrement à compter de 1913 et de la lutte contre la loi des trois ans (de service militaire), qui déchaîne la fureur patriote de certains députés et du gouvernement, allant même jusqu’à freiner les ardeurs de la CGT, menacée de dissolution. On sent d’ailleurs à cette occasion que Guillaume Davranche fait siennes les analyses de la FCA, opposées à celles de La Vie ouvrière, et qui accusent le recentrage corporatif de la centrale. C’est d’ailleurs tout l’enjeu du vif débat qui s’organise à l’automne, autour d’une CGT pleinement politique (entendons anarchiste) ou recentrée sur ses préoccupations professionnelles (position incarnée par Alphonse Merrheim), avec un point de fixation sur le « fonctionnarisme » de la CGT, autrement dit sur l’existence d’une bureaucratie syndicale avec des permanents, à changer régulièrement ou non. Une crise qui culmine début 1914 avec le climax de l’exclusion, par son syndicat des Métaux de la Seine, d’Alphonse Merrheim lui-même, exclusion cassée par les instances supérieures, et qui conduit à la sécession du dit syndicat, symbole de la défaite des partisans d’un syndicalisme anarchiste de combat. Tous ces développements précis, longuement référencés, sont autant d’éléments permettant de mieux comprendre les événements de l’été 1914, lorsque la CGT se rallie, tout comme le Parti socialiste, à la défense nationale, loin donc d’être « un coup de tonnerre dans un ciel serein ». En cette année 1914, d’ailleurs, les anarchistes de la FCAR marquent le pas, la campagne antiparlementaire qu’ils organisent se révélant en net retrait comparativement aux précédentes. En plus d’un récit des dix derniers jours précédant le début de la guerre, qui rejoint en partie celui de Jean-Claude Lamoureux et oppose la vigueur de La Bataille syndicaliste à l’atonie de la direction CGT du moment (se ralliant finalement au PS) tout en soulignant le fatalisme et la sidération qui accompagnent la mobilisation, Guillaume Davranche évoque deux autres congrès n’ayant jamais eu lieu, en plus de celui de la IIe Internationale, celui de la CGT à Grenoble (mais dont il n’analyse malheureusement pas les documents préparatoires) et celui, à vocation internationale, des anarchistes de 21 pays à Londres, prévu en août et septembre.
Sur la FCA, son organisation, le profil de ses effectifs, les éléments apportés par Guillaume Davranche sont de première importance (dont, information anecdotique, le passage dans ses rangs d’Ernest Labrousse !), d’autant qu’elle renforce sa cohésion en faisant du journal Le Libertaire son organe officiel, témoignant là encore d’un profond désir de structuration – et d’efficacité – anarchiste. Le congrès organisé à l’été 1913 voit même sa délimitation plus nette d’avec les individualistes et son élargissement aux Temps nouveaux, sous l’intitulé de Fédération communiste anarchiste révolutionnaire de langue française (sic). Elle développe également, durant un an, une structure plus proprement féminine avec le Comité féminin, dont la principale animatrice est Thérèse Taugourdeau, et participe à la création fin 1913 d’une coopérative nommée « Le Cinéma du peuple », véritable succès, avec la réalisation de films voulant se démarquer de la production commerciale (sur les conditions de vie des travailleur(se)s ou la Commune de Paris).
C’est une véritable immersion à laquelle nous invite Guillaume Davranche, à la fois chez les anarchistes et au sein de la CGT, et sur ce plan, sa réussite est remarquable. On (re)découvre également toute la dureté, la radicalité des conflits sociaux d’alors, comme la grève des cheminots fin 1910, qui voit à la fois sabotages, coupures de courant en solidarité par les électriciens et répression forte du gouvernement (pourrait également être cité le principe de cartes de grève). La présence d’une iconographie alternant portraits croqués, caricatures et même une carte du Paris ouvrier bien utile accompagnent un récit particulièrement passionnant, prenant rang parmi les références d’une histoire engagée et scientifique.

Jean-Guillaume Lanuque