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Voyage en outre-gauche dans Le Monde des livres

vendredi 9 mars 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Dans Le Monde des livres, 8 mars 2018.

Voilà un livre qui participe salutairement de l’inflexion historique consistant à « décentrer » Mai 68. Comme le montre Lola Miesseroff, la révolte ne fut pas seulement parisienne mais provinciale, à la fois étudiante et ouvrière, animée par une multitude d’acteurs fuyant la notoriété, soucieux de réaliser ici et maintenant un monde libéré de la marchandise et de la hiérarchie. La limite et la beauté de ce livre tiennent à son absence de visée scientifique : en se fondant sur son expérience de militante forgée autour de Marseille, et sur une trentaine de témoignages anonymes, l’auteure déploie des « mémoires croisées » qui rappellent comment, à partir du milieu des années 1960, la révolte s’est cristallisée à partir de foyers de contestation radicaux et atypiques.
Elle baptise « outre-gauche » cet archipel hétérogène, à la fois anticapitaliste et antistalinien, qui rêvait de démocratie des conseils, dans le sillage du groupe Socialisme ou barbarie et sous l’influence de l’Internationale situationniste. Chahutant les organisations maoïstes et même trotskistes, cette nébuleuse libertaire a joué un rôle-clé dans le déclenchement de la révolte. À Strasbourg, puis Nantes et Bordeaux, elle a débordé les bureaucraties syndicales étudiantes et ouvrières, sous le signe de la démocratie directe, de l’anarchie et du surréalisme. On apprend beaucoup de choses, par exemple comment, sur la plage d’Arcachon, avaient été expérimentés des pyramides humaines – les « tas » – entre gens qui ne se connaissaient pas : dans ce cas-là du moins, « l’idée n’était pas de baiser, mais de sentir les corps ». Dénonçant la civilisation du travail et de la consommation, exaltant la libération de la parole, ce mouvement était aussi porteur de contradictions et d’illusions que les décennies 1970-1980 allaient révéler.

Serge Audier