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Des élèves à la conquête du passé sur le blog de Charles Heimberg

jeudi 31 août 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur le blog Médiapart de Charles Heimberg, le 24 août 2023.

À l’école primaire, l’apprentissage de l’histoire par sa pratique

« Des élèves à la conquête du passé » : ce beau titre est celui d’un petit ouvrage qui est en même temps un magnifique témoignage raisonné sur une expérience d’enseignement de l’histoire innovant et possible à l’école primaire.

Magali Jacquemin est historienne. Elle a travaillé de manière approfondie sur l’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue. Mais elle a choisi à un moment donné de sortir du monde académique pour exercer le métier de professeure des écoles. Dans ce cadre, elle enseigne l’histoire à de jeunes élèves, ce dont elle parle de manière très intéressante dans ce livre.
Dans sa pratique d’enseignante, l’autrice s’efforce de mettre en pratique la pédagogie Freinet, et cela imprègne tout ce qu’elle raconte. L’œuvre de Célestin et Élise Freinet est une référence qui demeure d’une grande actualité pour la pédagogie progressiste. Les conceptions qu’elle développe autour de la classe coopérative sont le fruit d’expériences pratiques dans le primaire qui ont pour horizon une perspective d’émancipation par une forme de mise en activité des élèves. Mais attention, ce n’est pas l’activité pour l’activité qui est visée, mais la possibilité d’un véritable apprentissage et d’une certaine compréhension critique du monde, ici dans le domaine et à partir de l’histoire.
En 1951, dans un texte cité par l’autrice (p. 10), Célestin Freinet stipulait « l’inutilité – et donc la nocivité – au premier degré de l’étude des événements et des dates qui ne sont que dates et événements, c’est-à-dire sans assise sûre dans la véritable connaissance historique » (L’Éducateur, n° 4, novembre 1951). Il ajoutait encore : « Pour connaître l’Histoire, même au-delà du premier degré, il n’y a qu’un moyen : acquérir la culture historique, puis posséder des mementos (sic) et des dictionnaires sur lesquels nous trouverons les dates dont nous pourrions avoir besoin et dont il nous paraît inutile et dangereux d’encombrer la mémoire de nos enfants. »
Il avait aussi écrit dans les années 1930 avoir « déclaré la guerre aux manuels scolaires. Les manuels d’histoire sont, à notre avis, ceux qui sont les plus antipédagogiques et les plus nocifs. II faut que nous en débarrassions au plus tôt nos écoles » (Revue pour l’ère nouvelle, décembre 1932). Soit dit en passant, cette « guerre » est malheureusement loin d’être close à près d’un siècle de distance.
Enfin, et surtout, l’un des principaux piliers de la méthode Freinet, incarné par l’idée de l’imprimerie à l’école, réside dans l’idée de stimuler l’imagination et la créativité des élèves par le biais de l’écriture et de la réalisation de journaux de classe.
Mais revenons à cette « conquête du passé ». L’exercice d’écriture réflexive que nous propose le livre de Magali Jacquemin produit d’emblée quelques beaux moments. Par exemple, lorsqu’il est stipulé sur un panneau au fond de la classe qu’« on est là pour apprendre, grandir, s’épanouir et s’émanciper » ; et qu’il est précisé que « s’émanciper, c’est sortir de soi, de ses habitudes pour découvrir de nouvelles choses, s’approprier celles qui nous conviennent, les transformer, aussi ; et devenir une vraie personne qui sait qui elle est et ce qu’elle veut pour vivre » (p. 18). Le lecteur ne pourra qu’apprécier cette manière d’expliciter une idée abstraite dont l’énonciation est en même temps prometteuse sans que l’on sache exactement de quoi. À l’école, en particulier lorsqu’on fait de l’histoire, c’est bien en effet un dépaysement et une découverte qui devraient être proposées, afin d’en faire quelque chose (se l’approprier, la transformer) qui puisse avoir du sens dans sa vie personnelle et sociale, celle qui est vécue comme celle que l’on souhaite, que l’on espère vivre.
Un autre élément à souligner concerne la manière d’entamer un enseignement de l’histoire à l’échelle d’une année. S’étonnant de l’appréhension négative de ses élèves à l’égard de l’histoire, l’autrice raconte comment elle entame désormais ce cours en se demandant d’abord avec eux à quoi cette matière peut bien servir, au lieu de leur imposer d’emblée des points de repères et des grandes périodes abstraites aussi intangibles que privées de sens avec une entrée en matière aussi traditionnelle. À quoi s’ajoute un second « geste inaugural » consistant à mettre les élèves au contact des archives, le lieu et ses documents authentiques, autour d’une question comme celle de savoir par exemple si leur école a toujours été située dans Paris (p. 103).
Les expériences relatées dans ce livre ont toutes pour caractéristique de porter sur une thématique relevant des classes populaires et des gens ordinaires. Cela correspond à la situation vécue par les élèves, à l’idée de partir de leur environnement proche, mais pas seulement ; il s’agit aussi et surtout d’une volonté de prioriser une histoire à hauteur des gens, susceptible de faire mieux comprendre la société.
Les thèmes abordés, qui sont riches et diversifiés, concernent notamment le contact direct avec des archives historiques locales, l’étude de l’histoire de son quartier (implantation, transformations industrielles), les figures féminines du mouvement ouvrier au XIXe siècle, la Première Guerre mondiale ou la mémoire de la guerre d’Algérie. Et bien d’autres encore.
Dans certains cas, après une phase de perplexité, les élèves se prennent au jeu et se montrent très entreprenants. Ils se servent dans les documents mis à leur disposition dans la classe et sa bibliothèque, et ils les lisent. Et leur travail aboutit parfois à des textes tout à fait impressionnants que Magali Jacquemin nous restitue. C’est une démarche d’enquête sur le passé authentique et complète, une manière de faire de l’histoire à un niveau à la fois accessible et stimulant pour ces élèves.
Ces récits, consignés dans des cahiers ou sur des panneaux, sont inspirés par des documents, mais ils sont aussi partiellement inventés, parce qu’ils sont explicitement des fictions historiques. Ou plutôt : ils sont en quelque sorte des docufictions dont la partie imaginée s’en tient autant que possible à du vraisemblable. Au fil de leurs enquêtes, ces élèves ont par ailleurs eu la possibilité et la chance de contacter des historiennes connaissant bien le sujet traité et qui ont commenté leurs démarches. Ainsi par exemple Amel a-t-elle pu échanger avec Raphaëlle Branche sur la question épineuse de la mémoire et des occultations de la guerre d’Algérie. Ludivine Bantigny était venue en classe présenter son travail sur la Commune de Paris. Des échanges ont aussi eu lieu avec Mathilde Larrère à propos d’un livre sur l’histoire des luttes contre le machisme. Ces contacts avec le monde des historiennes sont évidemment un plus.
À travers ces expériences, le travail enseignant est aussi collectif, donne lieu à des échanges. Dans ce cas particulier, l’autrice a travaillé avec un collègue qui lui a suggéré toutes sortes d’idées, non sans parfois lui rappeler en même temps que « l’enjeu c’est quand même d’arriver à leur faire produire du savoir historique » (p. 126). Mais comment cette question éminemment didactique se pose-t-elle dans l’ouvrage ?
Le cadre de travail est assez clair : éviter de poser d’emblée des savoirs tout faits, une chronologie tout établie, mais aiguiser la curiosité des élèves en leur fournissant des documents à partir desquels ils pourront se poser des questions et, petit à petit, établir une chronologie pour structurer un récit. La démarche de questionnement ne va toutefois pas de soi, passe parfois par une succession de consignes qui rassurent, mais consiste autant que possible à rendre possibles des formes d’autonomisation.
On retrouve ici la curiosité, la découverte, la prise d’initiative. Mais quel est le travail d’histoire qui a permis à ces élèves de réaliser leur production ? Le passage par le récit de fiction s’explique par le caractère lacunaire des informations contenues dans les documents qui sont à disposition. Or, en matière d’analogie et de comparaison, il est important de souligner que ce passé que les élèves relatent est définitivement passé, et que seules des traces imparfaites nous relient encore à lui.
La lecture des extraits des textes produits par les élèves est captivante. Quelle que soit la manière dont l’enseignante les a accompagnés, ils présentent une fraîcheur et se révèlent d’une richesse tout à fait remarquable. L’historienne Laurence De Cock, venue écouter ces récits sur la Grande Guerre, a préfacé un recueil de ces textes. Elle en tire une belle conclusion sur ce travail d’élèves : « Une chose est certaine, plus aucun d’entre eux ne verra la guerre 14-18 uniquement comme une date sur une frise chronologique ; toutes et tous ont compris que derrière des événement réduits à des dates, il y a des hommes, femmes, enfants qui ont pris en main leurs vies et ont marqué leur temps présent. » (p. 173)
Ce livre de Magali Jacquemin pourrait être suivi de mille prolongements, de mille réflexions. Loin de bien des travaux de didactique de l’histoire désincarnés et jargonnants, ce récit d’expérience ouvre des chemins et donne envie. Il parle d’une histoire à l’échelle humaine et de récits fictionnels qui ont à la fois l’honnêteté de se développer comme tels et la faculté de faire travailler dans l’imaginaire sa propre capacité d’agir. C’est en fin de compte un exercice de découverte des aventures humaines et de mise à distance de leur fatalité à travers le temps.
L’autrice insiste bien sur le fait que l’histoire scrute les différences et se demande en particulier ce qui a changé pour les gens d’une situation à l’autre. Elle est attentive à la nature du passé qu’elle privilégie pour le soumettre aux élèves afin qu’ils aient les meilleures chances d’en tirer du sens pour eux-mêmes. Et c’est sans doute sur cette question de la motivation et du sens, ici mobilisée grâce à de bons choix thématiques, que la démonstration au cœur de ce livre est la plus forte.
« Merci. Je vous dis merci car c’est la première fois qu’une enseignante s’occupe comme ça de l’histoire de nos enfants. Grâce à votre travail, j’ai raconté à mes enfants l’histoire de leur grand-père et je suis heureux de l’avoir fait. » (pp. 180-181)
Cet extrait d’une lettre de parent d’élève dit à sa manière tout l’intérêt de ce que ce livre raconte. Bien sûr, il met en exergue ce qui a marché. Mais il indique surtout des possibles qui redonnent de la perspective et de l’espoir en matière d’enseignement de l’histoire. Et ce n’est pas rien par les temps qui courent.

Charles Heimberg