Le blog des éditions Libertalia

Un premier exil libertaire sur Contretemps

mardi 14 janvier 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur Contretemps, le 10 janvier 2025.

Penser l’exil,
ou la nécessaire histoire de l’anarchisme

Constance Bantman, historienne de l’anarchisme transnational, nous livre une version française de son travail de thèse, soutenu en 2007 et publié en anglais en 2013 (Liverpool University Press). Les éditions Libertalia ont été bien avisées d’ajouter à leur collection d’études historiques ce travail riche et dense sur les anarchistes exilé·es à Londres entre 1880 et 1914. Plus que la biographie collective d’un groupe militant, l’ouvrage propose une analyse de l’exil en tant qu’expérience sociale et politique, qui transforme les individus et la société qui les accueille. Pour cette raison, le livre de Bantman ne nous informe pas seulement sur la communauté anarchiste francophone de Londres, mais nous parle plus largement de l’histoire de l’anarchisme de la période, de ses évolutions, ses tensions et ses bifurcations. Elle nous offre aussi une lecture de l’histoire politique de la Grande-Bretagne : on y trouve le récit du « Socialist Revival » et des difficultés dans la formation d’un courant socialiste et syndicaliste anglais, ou l’analyse des aménagements de la tradition libérale face aux enjeux policiers et diplomatiques de la surveillance des opposant·es. À travers ce qui apparaît d’abord comme une « petite histoire » (celle d’un groupe d’environ 450 anarchistes français vivant en Grande-Bretagne, dont une soixantaine de militant·es actif·ves), Constance Bantman nous montre une nouvelle fois l’importance – toujours sous-estimée – de faire l’histoire de l’anarchisme pour mieux comprendre l’histoire contemporaine.
L’idée centrale de Bantman est d’analyser l’exil, et les sociabilités qu’il rend possible, comme un tournant dans l’histoire de l’anarchisme. Après avoir retracé à grands traits les conditions – notamment répressives – qui vont pousser une partie des anarchistes à quitter la France (chapitre 1) et le contexte militant de leur implantation à Londres (chapitre 2), l’autrice détaille la manière dont l’exil va mettre à l’épreuve leurs principes internationalistes (chapitres 3 et 4). Elle montre que Piotr Kropotkine joue un rôle majeur dans les « échanges anarchistes franco-britanniques » (p. 64), notamment grâce aux liens étroits entre deux journaux, Freedom (publié en langue anglaise par Kropotkine et la Britannique Charlotte Wilson) et Le Révolté (publié à Paris par Jean Grave). On trouve dans ce livre, comme dans celui qu’elle a publié en 2021 sur Jean Grave, l’intérêt de Bantman pour la presse, pensée comme vecteur de formation d’une communauté anarchiste transnationale et outil de diffusion des idées et des pratiques.
Néanmoins, l’autrice montre que les exilé·es peinent à s’insérer dans les réseaux anarchistes britanniques, et le militantisme transnational de l’imprimé n’empêche pas l’isolement local. Bantman donne plusieurs raisons. Il y a d’abord des divergences politiques fortes entre les militant·es britanniques et les exilé·es : on retrouve ici les tensions qui traversent le mouvement anarchiste de la période, et les oppositions entre le courant individualiste, incarné entre autres par Henry Seymour et son journal The Anarchist, et la branche communiste libertaire, dans laquelle se reconnaissent la plupart des exilé·es français·es. Ce sont également des brouilles personnelles qui empêchent les rapprochements, aggravées par la lassitude de l’exil, et la peur des mouchards. On trouve dans l’ouvrage de belles pages consacrées à l’ennui et à la suspicion, mais on manque parfois d’une sociologie plus compréhensive de ce que cela signifie concrètement, pour les individus qui le vivent, le fait d’être un·e anarchiste en exil : comment occuper ses journées ? que lire si l’on ne parle pas (ou mal) anglais ? manifeste-t-on ? quels liens peuvent être maintenus avec les proches en France ? comment est vécu le « mal du pays » par ces militant·es internationalistes ? Par ailleurs, on sait peu de choses sur ce qui a poussé ces anarchistes à choisir la Grande-Bretagne comme territoire d’exil : pourquoi ne pas partir en Suisse, aux États-Unis ou en Argentine, autres espaces de l’anarchisme transnational ?
Alors même que l’expérience de l’exil est donc avant tout pour les anarchistes français·es l’expérience de l’inertie et de la solitude, leur présence va pourtant participer à déclencher dans la société britannique une véritable « panique morale » (p. 204). Dans une période marquée par la succession des attentats anarchistes en Europe se construit la figure du dynamitard, dont les exilé·es français·es deviennent l’incarnation. L’explosif apparaît comme le symbole des risques sociaux liés aux progrès techniques et « l’anarchisme est perçu comme un des symptômes d’une modernité menaçante » (p. 209). La police britannique est obsédée par la crainte de l’attentat, et cette obsession va avoir des conséquences durables sur la politique migratoire en Grande Bretagne (chapitres 5 et 6). Bantman montre bien que, contrairement à l’image d’une police britannique libérale réticente au contrôle politique, les anarchistes vont faire l’objet d’une surveillance rapprochée. Plus encore, la peur de leur présence, doublée d’un antisémitisme croissant hostile à l’immigration juive d’Europe de l’Est, vont contribuer à remettre en cause la tradition britannique d’asile. L’adoption de l’Aliens Act en 1905 en est une première restriction, et la Grande-Bretagne va devenir le premier pays européen à mettre en place un système de contrôle de l’immigration aux frontières.
Pour finir, l’autrice revient sur la manière dont la doctrine anarchiste s’élabore et se transforme dans et par l’exil, notamment avec le glissement d’une partie des anarchistes vers le syndicalisme révolutionnaire (chapitre 7). Le contact avec les trade unions britanniques, qui apparaissent à la fois comme modèles et repoussoirs, influence certain·es militant·es : c’est notamment le cas d’Émile Pouget qui, à son retour d’exil, va défendre la voie syndicale et la stratégie révolutionnaire au sein de la nouvelle CGT. En écho, le syndicalisme anglais va lui aussi évoluer vers l’action directe, et les appels à imiter le modèle français se multiplient au début du XXe siècle. De là vont naître plusieurs tentatives de construction d’une Internationale syndicaliste révolutionnaire, qui échoueront en raison des différends sur la centralisation organisationnelle, et des conflits idéologiques sur le militarisme qui deviennent indépassables à la veille de la guerre.
Ce dernier chapitre sur les conséquences idéologiques et stratégiques de l’exil est particulièrement convaincant, et on aimerait en savoir davantage sur ces circulations transnationales d’idées et de pratiques. Ainsi, l’importance du courant individualiste britannique ne va-t-elle pas aussi imprégner une partie de la communauté exilée : qu’en est-il des questions sexuelles par exemple ? Les exilé·es vont-ils essayer de mettre en place, notamment dans la période de la Belle Epoque, des milieux libres ? Ne trouve-t-on pas les traces de communautés anarchistes en Grande-Bretagne, qui pourraient rassembler des militant·es de différentes nationalités ? De la même manière, on peut se demander si l’exil britannique ne contribue pas à des rapprochements entre le mouvement féministe et les anarchistes : Constance Bantman évoque ainsi des liens entre Errico Malatesta et la famille Pankhurst, dont on aimerait connaître les effets sur le positionnement des anarchistes français·es à l’égard du suffragisme.
Pour conclure, cet ouvrage riche et foisonnant nous rappelle utilement que l’histoire des anarchistes est encore à écrire, et qu’elle est fondamentale pour comprendre la manière dont les sociétés contemporaines se sont construites.

Sidonie Verhaeghe

Écoutez gronder leur colère dans L’Anticapitaliste

jeudi 9 janvier 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans L’Anticapitaliste, le 6 janvier 2025.

Cent ans après la victoire des Penn Sardin, Tiphaine Guéret se penche très opportunément sur la réalité actuelle des sardinières, « les héritières des Penn Sardin de Douarnenez », comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage.
Ainsi, non seulement l’autrice nous permet d’apprendre qu’il y a encore, cent ans après, des usines de conserverie de sardines à Douarnenez, mais qu’en plus leurs ouvrières se sont mises en grève au mois de mars 2024 !
En une centaine de pages, Tiphaine Guéret, journaliste indépendante, fait le point sur la structure de l’entreprise Chancerelle – la plus ancienne sardinerie du monde – qui maintient une usine à Douarnenez mais en a installé une au Maroc, qui d’entreprise familiale a muté en groupe capitaliste financier des plus modernes. Elle évoque les conditions nouvelles de l’exploitation au sein de l’usine de Douarnenez, la structure de l’emploi, qui repose aujourd’hui largement sur de la main-d’œuvre étrangère de femmes exilées, les conditions et les effets de la mécanisation.
Elle aborde aussi la construction de solidarités nouvelles, le renouveau syndical, qui prend en compte les femmes racisées et la difficulté de constituer du commun lorsque les ouvrières parlent plusieurs langues et appartiennent à des communautés différentes pas forcément ancrées sur Douarnenez.
Un petit ouvrage très utile, qui complète parfaitement les livres sur la mémoire des Penn Sardin, permettant de faire le lien avec l’actuelle condition ouvrière, et d’investir les actrices actuelles de la force de la lutte des classes, du patrimoine de leurs aînées, voire de leurs ancêtres ! Car c’est certain, le combat continue !

Vincent Gibelin

Journal de bord de Gaza dans Télérama

lundi 6 janvier 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Télérama, le 2 janvier 2025.

« Salut les amis, toujours vivant »

Il est né à Beyrouth et voulait être ingénieur. Il est devenu journaliste en Palestine, une source incontournable pour la presse francophone. Depuis plus d’un an, Rami Abou Jamous raconte le quotidien dans la bande de Gaza, et à quel prix la vie s’y poursuit.

Sa fuite de la ville de Gaza le 10 novembre 2023, filmée avec son téléphone portable, a fait le tour du monde. Les cris, les détonations, les images difficilement soutenables des blessés et des morts dans les rues, la tension permanente… Le document de Rami Abou Jamous, journaliste palestinien de 46 ans, a montré au plus près l’exode des Gazaouis pris sous le feu de l’armée israélienne. Déplacés à Rafah, à la frontière égyptienne, lui et sa famille ont de nouveau dû fuir en mai dernier et sont depuis installés à Deir el-Balah, au milieu de la bande de Gaza. Ils vivent sous une tente, à l’image de dizaines de milliers d’autres réfugiés. « Mais nous sommes des privilégiés, nous avons des matelas et des couvertures à l’heure où l’hiver commence à se faire sentir, assure Rami Abou Jamous, joint au téléphone début décembre. Les conditions de vie deviennent de plus en plus difficiles, on manque de tout. »
C’est aussi grâce à son téléphone, quand il y a du réseau et qu’il n’est pas obligé de fuir les avancées des forces israéliennes, qu’il alimente au quotidien une boucle WhatsApp aujourd’hui composée de cent quatre-vingts journalistes et humanitaires francophones. Baptisée Gaza.Vie, elle s’ouvre chaque matin par ces mêmes mots de Rami Abou Jamous, devenus rituels : « Salut les amis » et « Tjs vivants ». Il y poste des nouvelles souvent terribles, entre bombardements, vidéos et photos d’enfants mutilés. Mais aussi des communiqués du Hamas ou de l’armée israélienne, des commentaires ou de petits articles. Un travail des plus précieux dans un territoire toujours fermé à la presse internationale : depuis les attaques du Hamas du 7 Octobre et la réplique sans fin des Israéliens, plus de cent quarante-cinq journalistes palestiniens sont morts, selon Reporters sans frontières. Plusieurs fois par semaine, il nourrit aussi son « Journal de bord de Gaza », publié sur OrientXXI. « C’est mon épouse, elle aussi journaliste, qui a eu l’idée du journal en voyant tout ce que Rami postait sur WhatsApp, confie Pierre Prier, membre du comité de rédaction de ce site spécialisé sur le monde arabe, qui a connu Rami en 2012 alors qu’il était en reportage à Jérusalem. Il m’envoie des messages vocaux, que je transcris en touchant le moins possible à son style. Rami est un formidable journaliste, qui a le sens de l’humour et de l’humain. » Dans ses chroniques, il parle de tout.
Des horreurs de la guerre, évidemment. Mais aussi du quotidien des Gazaouis, pour qui tout est compliqué. De cette femme qui n’arrive pas à trouver un médecin pour son accouchement. Du paquet de cigarettes passé à 1 000 shekels (250 euros), qui a entraîné un trafic de mégots. Du kilo de tomates ou de concombres à 400 shekels (100 euros) à Gaza-ville. De ces nouveaux « petits boulots », du type rouleurs de cigarettes, réparateurs de billets de banque ou… de tongs (!), vendeurs de sacs plastique, loueurs d’espaces de frigo… Des histoires qui en disent long sur les conditions de vie à Gaza où, pour faire face par exemple à la pénurie de shampoing, beaucoup se rasent la tête (et celles de leurs enfants). Pour tout ce travail, Rami Abou Jamous a décroché trois récompenses en octobre dernier au prix Bayeux des correspondants de guerre, l’un des plus prestigieux de la profession. « C’est une victoire. Ça montre bien qu’on peut être palestinien ET journaliste », insiste-t-il, ému.
Pourtant, c’est bien le dernier métier qu’il voulait exercer. La faute à son père, proche du leader de l’OLP Yasser Arafat, qui avait fondé l’agence de presse palestinienne Wafa dans les années 1970. Pour mieux s’en affranchir, Rami Abou Jamous se serait plutôt vu… ingénieur. Grâce à une bourse du centre culturel français de Gaza, il avait même entamé des études à Aix-en-Provence – d’où son excellent français. Mais il a dû rentrer en 1999 à Gaza après la mort du paternel, qui avait accompagné le retour du leader du Fatah dans le territoire palestinien cinq ans plus tôt. Après quelques années à travailler comme fonctionnaire au sein de l’Autorité palestinienne, Rami Abou Jamous se retrouve sans emploi après la victoire du Hamas aux élections, fin 2006. « Après six mois sans salaire, j’ai donné un coup de main à un ami qui travaillait dans une boîte de production, explique-t-il. Il avait besoin d’un fixeur [traducteur et guide pour les journalistes en reportage, ndlr] pour un reporter de L’effet papillon de Canal+, Thomas Zribi. J’ai vraiment commencé par hasard dans le métier. » Ses compétences feront le reste, on s’échange activement son numéro entre reporters. « Tous les journalistes francophones ont eu un jour affaire à Rami dans la région, confirme Benjamin Barthe, chef adjoint du service international du Monde, correspondant à Ramallah en 2007. À chaque guerre, je l’appelle. Rami est quelqu’un d’étonnant : il n’est pas de Gaza [il est né à Beyrouth, ndlr] mais a développé un amour incroyable pour cette ville, qu’il a le talent de transmettre à ceux avec qui il bosse. » Il se souvient des nombreux repas partagés sur la plage, des soirées bédouines avec four aménagé dans le sable.
Aujourd’hui, Rami Abou Jamous travaille régulièrement pour France 24, TF1, Arte et OrientXXI, et ponctuellement pour (beaucoup) d’autres. « Le vrai but, c’est de parler de Gaza tout le temps, surtout dans les médias français », confie-t-il. « Vu tout ce qu’il a traversé jusqu’ici, c’est un miraculé, souffle Cyril Payen, grand reporter à France 24, qui l’a rencontré en 2014. On a vraiment besoin de lui en vie. » Dans ses posts et ses vidéos, Rami Abou Jamous évoque aussi sa vie de famille, notamment la façon dont son fils Walid, aujourd’hui âgé de 3 ans, traverse la guerre. Souvent avec légèreté, comme lorsqu’il raconte les zigzags en voiture pour s’enfuir de Rafah ou comment il a fait jouer son fils au campeur en arrivant à Deir el-Balah. « C’est dur de faire le clown, de faire croire que tout va bien, lit-on dans son Journal de bord de Gaza, qui regroupe des chroniques parues entre le 21 février et le 29 octobre 2024. Les enfants d’aujourd’hui transmettront à leurs enfants l’angoisse et la violence qu’ils sont en train de vivre. »
Avec sa femme, Sabah, ils attendent un bébé pour mars. « Comme on est en train de nous effacer, c’est aussi notre façon de résister, de montrer que sous la tente, il y a de la vie. » Soixante mille femmes seraient enceintes dans la bande de Gaza. « Un jour, ces enfants-là déclareront l’État palestinien et vivront en paix avec les Israéliens », veut croire Rami Abou Jamous.

Richard Sénéjoux

Charles Piaget, des Lip aux milliers de collectifs dans L’Anticapitaliste

lundi 6 janvier 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans dans L’Anticapitaliste, le 19 décembre 2024.

Bon c’est vrai, c’est quasiment de l’autopromotion : voici le livre d’un camarade qui paraît chez nos ami·es de Libertalia. Mais pourquoi s’en empêcherait-on ? Il s’agit ici d’un hommage à un militant ouvrier, décédé récemment, après une longue vie de luttes diverses.
Charles Piaget est surtout connu pour avoir mené avec ses camarades le combat des LIP en 1973-1974, une grève marquée par l’occupation de l’usine et la prise en main de la production des montres que les travailleur·euse·s vendaient directement pour se rémunérer.

Mouvement ouvrier fort

Il faut préciser que ces années sont une autre époque que celle que nous connaissons aujourd’hui. Il y a eu 200 occupations d’usine entre 1974 et 1975. Ça parlait facilement autogestion et ça la pratiquait même parfois, et pas qu’en France, comme à l’UCL (université de Louvain) en Belgique avec les femmes de ménage (voir le super documentaire Le Balai libéré). C’est l’époque où le mouvement ouvrier était mieux organisé et plus fort. C’est un peu avant et après 1968, à la fin des trente glorieuses et avant ou au tout début de la crise économique, donc avant les nombreuses fermetures d’usines et les plans de licenciements, notamment. La gauche de Mitterrand n’a pas encore déçu et trahi, les luttes anticoloniales étaient d’actualité (indépendance de l’Algérie, guerre du Vietnam), il y avait aussi la lutte du Larzac… alors Théo nous raconte Charles, militant syndicaliste et politique, qui a même failli être candidat à la présidentielle de 1974, soutenu par Alain Krivine et la LCR ! Avant que celui-ci ne devienne lui-même candidat.

Idées autogestionnaires

Charles milite à la CFDT et au PSU, deux structures qui vont mal évoluer, partout il devient de plus en plus difficile de faire entendre les idées révolutionnaires, autogestionnaires, les idées de démocratie ouvrière et de lutte des classes. Charles luttera des années contre les idées réformistes qui s’imposent peu à peu. C’est très utile de revenir un peu en arrière, de voir comment les militant·es se dépatouillaient des difficultés de leur époque pas si lointaine, utile aussi pour que cette expérience acquise et précieuse, celle des Piaget et de ses camarades, puisse être transmise aujourd’hui. Alors, à lire tout simplement !

Philippe Poutou

Charles Piaget sur En attendant Nadeau

lundi 6 janvier 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur En attendant Nadeau, le 10 décembre 2024.

De l’art et des perversions du militantisme

De Charles Piaget, célèbre figure de l’après-68 par son engagement syndicaliste dans la lutte des Lip, Théo Roumier a écrit une biographie des plus documentées en forme d’hommage à ce « fédérateur de collectifs ». Sur Fernando Gonzales, aussi ignoré que la petite communauté maoïste qu’il dirigea d’une main de fer à Clichy-la-Garenne, la sociologue et politiste Julie Pagis livre un récit d’enquête sur ce personnage qui toujours échappe, militant espagnol maoïste, espion à la solde de la CIA. L’ambition des deux auteurs diffère aussi : si l’un souhaite, en retraçant le parcours d’un militant exemplaire, diffuser son possible héritage, l’autre entend à partir d’un cas mettre en œuvre le concept weberien de « domination charismatique ».

[…]

Au sortir de cette lecture, sans conteste parce que l’enquête de Julie Pagis est très déconcertante, et qu’elle livre une facette noire de l’engagement post-68, on aura plaisir, comme on prend un antidote, à lire la biographie de Charles Piaget que Théo Roumier publie aux éditions Libertalia. Sa facture est des plus classiques, son héros, Charles Piaget (1928-2023), est un peu moins connu que la lutte au cours de laquelle il devint un personnage de l’histoire sociale de la France contemporaine : la longue mobilisation des Lip à Palente à côté de Besançon, à partir de 1973. Reste que, comme Michel Rocard l’écrivait cette année-là, « la France est Lip » et, alors même que le combat au sein de cette entreprise d’horlogerie de Besançon était mené, son histoire et la biographie de ses acteurs faisaient l’objet d’articles, de livres et de films (de Chris Marker avec Puisqu’on vous dit que c’est possible et les six films de Carole Roussopoulos, tous réalisés en 1973).
Puis les Lip ont été étudiés sous de multiples coutures par les sciences sociales. Un film documentaire rétrospectif de Christian Rouaud, Les Lip : l’imagination au pouvoir, sorti en 2007, a popularisé auprès des jeunes générations cette histoire, tandis que l’historien Donald Reid, avec Opening the Gates : The Lip Affair, 1968-1981, paru aux éditions Verso en 2018, et traduit aux Presses universitaires de Rennes en 2020, a achevé de consacrer ce mouvement. Reste que, du parcours de Charles Piaget, en dehors de la notice du dictionnaire du mouvement ouvrier Maitron, nous ne disposions pas d’une telle monographie, qui embrasse les engagements depuis sa jeunesse jusqu’à son décès à 95 ans. C’est donc chose faite, et avec le soin de dessiner ce parcours dans toutes ses nuances, en particulier s’agissant des différents courants qui traversèrent la CFDT localement et nationalement.
Ne cachons pas que certains développements relèvent d’une histoire contemporaine du syndicalisme des plus pointues. En dépit de ce souci du détail, le portrait que dresse Théo Roumier de la trajectoire politique de ce syndicaliste qui ne cessa de se battre pour faire exister des collectifs et surtout produire des coordinations entre les luttes est très éclairant. Piaget apparaît comme un acteur de l’histoire militante, jamais dogmatique, toujours attentif aux propositions alternatives – ainsi, en 1976, quand il prend la responsabilité technique d’une coopérative à Lip alors qu’il n’était pas favorable à sa création. « Je suis un ouvrier parmi des milliers », ne cesse-t-il de répéter quand déjà on veut le singulariser. Nationalement, cette attention permanente fait néanmoins de lui un leader local admiré et, en 1978, c’est naturellement qu’on l’invite, à partir de son projet de dessiner « un autre système de pouvoir » sur la base d’un texte « vers l’autogestion », à se présenter aux législatives, avec le soutien de nombreuses personnalités dont Huguette Bouchardeau, Claude Bourdet, René Dumont. Sa ligne, sans varier fondamentalement, s’est actualisée : « Nous, ceux de Lip, nous avons beaucoup appris au cours de ces dernières années. Nous savons que l’ennemi principal, c’est le capitalisme. Même quand il veut changer de visage. C’est pour cela qu’il faut le chasser, c’est pour cela qu’il faut nationaliser. Nous avons appris aussi que cela ne suffirait pas : il faut réduire le temps de travail ; réorganiser les tâches entre nous ; assurer une égalité réelle devant l’emploi, à commencer par ceux et celles qu’on ne cesse de déqualifier : les femmes, les jeunes, les immigrés. Tout cela, si nous ne nous en occupons pas nous-mêmes, personne ne s’en occupera à notre place. »
Mais, indique Théo Roumier, sa liste ne recueille que 3 % des voix, la gauche et l’extrême gauche s’étant morcelées en plusieurs listes concurrentes. En 1981, l’arrivée de la gauche au pouvoir ne remplit pas ses attentes et, en 1983, après le décès de sa femme, Annie, il entre dans ses « années d’hiver », à 55 ans, en prenant une préretraite, devenant athée et en quittant la CFDT à ses yeux défaillante.
Était méconnu aussi son retour dans les luttes, dix ans plus tard, en 1993, avec le mouvement des chômeurs et l’animation du groupe local de AC ! (Agir contre le chômage) qui avait pour slogans : « Un emploi est un droit » et « un revenu, c’est un dû ». Dans le chômeur, comme Robert Castel dans ses Métamorphoses de la question sociale, Piaget voit une figure essentielle pour lutter contre les injustices sociales et, plus généralement, contre le capitalisme. Il marche avec les chômeurs à travers toute l’Europe, faisant preuve d’un courage physique impressionnant, y compris face aux forces de l’ordre. Il se rapproche du syndicat Sud, soutient la candidature de José Bové à la présidentielle de 2007, et cette même année accompagne la sortie du film de Rouaud. Il reste jusqu’à sa disparition un militant se joignant aux cortèges des Gilets jaunes ou d’opposition à la loi sur le travail.
Fernando et Charles sont deux figures contemporaines, deux manières aussi de croire en la Révolution. Si le premier éclaire, par l’analyse qu’on peut faire de sa domination, un concept clé de la sociologie, du second sans doute il y a un héritage à saisir, c’est du moins le sens de la démarche de Théo Roumier, qui publie en annexe un texte inédit du syndicaliste, rédigé en 2009, et intitulé « La voie révolutionnaire démocratique ». Un beau programme par les temps qui courent.

Philippe Artières