Le blog des éditions Libertalia

Une culture du viol à la française dans Télérama

mercredi 17 avril 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien avec Valérie Rey-Robert, publié dans Télérama 3611, 27 mars 2019.

« L’excuse de la galanterie »

Lui, il veut. Elle, non ? Il le fait quand-même. Elle s’en sentira coupable, pas lui : toute la culture de l’amour galant à la française encourage le viol, analyse la féministe Valérie Rey-Robert.

Dans la foulée de l’affaire Weinstein, Isabelle Adjani dénonçait une triade bien française : « Galanterie, grivoiserie, goujaterie. Glisser de l’une à l’autre jusqu’à la violence en prétextant le jeu de la séduction est une des armes de l’arsenal des prédateurs et des harceleurs. » Longtemps connue sous le pseudonyme Crêpe Georgette, du nom de son blog féministe devenu référence, Valérie Rey-Robert creuse l’idée dans un essai renversant : Une culture du viol à la française. Du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner ». La militante plonge aux racines d’un concept médiatisé dans le sillage de MeToo. De la méconnaissance des violences sexuelles en France (un viol toutes les dix minutes, en majorité au domicile de la victime) à l’importance de la domination masculine dans notre patrimoine culturel, elle met à nu nos stéréotypes. À la fois pédagogue et iconoclaste.

Le concept de « culture du viol » apparaît dans les années 1970 aux États-Unis. Pourquoi a-t-il mis autant de temps à dépasser les sphères militante et universitaire ?
Aux États-Unis comme en France, les féministes se sont intéressées tardivement aux violences sexuelles. Elles ont longtemps été mobilisées sur d’autres causes : le droit de vote, la contraception, etc. Quand les Américaines commencent à parler de culture du viol au début des années 1970, c’est pour montrer que le viol est un phénomène de société, un crime endémique qui touche tous les milieux. Le concept a alors un écho très limité. Il réapparaît en 2013, à l’occasion de deux affaires de viols sur mineures aux États-Unis et du viol en réunion suivi du meurtre d’une étudiante en Inde. Les réseaux sociaux ont fonctionné comme une caisse de résonance, amplifiant la culpabilisation des victimes et la déculpabilisation des agresseurs. L’expression « culture du viol » désigne alors un système protéiforme de représentations et de préjugés sur le viol, ses victimes, ses auteurs.

L’expression « culture du viol » peut sembler choquante…
Notez que lorsqu’on parle de « culture de l’impunité », à propos de ces dictateurs qui violent le droit international et martyrisent leur peuple, cela ne choque personne. Il faut comprendre le terme de « culture » comme l’ensemble des codes, des pratiques et des idées imprégnant telle société à tel moment. L’opinion, ayant tendance à associer le mot « culture » à quelque chose qui élève, est choquée de le voir accolé au mot « viol » qui représente à ses yeux la pulsion irrépressible. Or, le viol n’a rien de « naturel » : on viole certaines personnes dans des contextes particuliers, en ce sens, il s’agit d’une pratique « culturelle ».

Est-il possible de dater l’émergence de la culture du viol en Occident ?
C’est difficile, mais il est évident que les idées reçues sur le viol sont une conséquence du sexisme. La perversité est associée aux femmes depuis toujours. Que ce soit dans la mythologie grecque, avec Pandora, ou dans la Genèse, avec Ève, la première femme de l’humanité est responsable de ses malheurs et d’emblée désignée comme coupable.

Quelles sont les spécificités françaises de la culture du viol ?
Quand je choisis pour titre Une culture du viol à la française, il ne s’agit pas de dire que la France cultive la pire façon d’envisager les violences sexuelles. En revanche, il n’y a qu’en France où l’on convoque mille ans d’histoire pour justifier les violences sexuelles. Aucun autre pays ne mélange à ce point sexe et violence. Ici, nous explique-t-on, les relations entre femmes et hommes sont pensées à travers le prisme de la domination masculine. Nous, Français, serions dépositaires de cet art d’aimer sophistiqué et ambigu qui fait fi du politiquement correct. Et de citer la littérature courtoise ou même, sans crainte du contre-sens, Choderlos de Laclos pour expliquer « l’amour à la française ». Du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner », c’est bien le même esprit qui l’emporte.

La défense des violences sexuelles, écrivez-vous, fait partie de l’ADN de la France. Vraiment ?
Quand #BalanceTonPorc apparaît, des femmes qui avaient nommé leurs agresseurs ont été taxées de « collabos ». Mettre sur le même plan les dénonciations de Juifs innocents sous l’Occupation et les dénonciations d’agresseurs sexuels sur les réseaux sociaux, ça n’a rien de neutre. Au-delà du fait qu’on relativise ainsi scandaleusement ce que les Juifs ont subi pendant la guerre, rappelons que le terme « collabo » désigne également un traître à la nation. En dénonçant des agressions sexuelles, ces femmes seraient déloyales à une certaine identité nationale fondée sur la séduction, l’asymétrie amoureuse, etc. Comme si forcer les femmes faisait partie d’un jeu parfois dangereux, mais tellement agréable. Comme si quand elles disent non, c’est un peu oui quand-même.

Pour illustrer ce particularisme, vous citez l’exemple d’une exposition sur l’amour chez Fragonard…
En 2015, le musée du Luxembourg a choisi, pour illustrer son exposition « Fragonard amoureux. Galant et libertin », un détail du Verrou, aussi intitulé Le Viol. Car l’interprétation de ce tableau célèbre est controversée : scène galante ou scène de viol, le débat n’est pas tranché. Qu’un musée français ait choisi d’illustrer un événement sur l’amour par une scène potentiellement violente n’a rien d’anodin. Le commissaire de l’expo avait d’ailleurs déclaré que Le Verrou représente « le jeu libertin de la femme qui hésite et de l’homme déterminé ». Ici, l’inquiétude de la femme est considérée comme érotique. Dans l’expo elle-même, il y avait des dessins explicitement présentés comme des viols : que venaient-ils faire dans une expo sur l’amour ? Pourquoi ne pas les avoir réunis dans une salle dédiée, où la question de la confusion entre libertinage et violence sexuelle aurait été frontalement soulevée ?

Quelle est la réalité des violences sexuelles en France aujourd’hui ?
Deux tiers des violences sexuelles se déroulent dans un lieu privé, en général le domicile de la victime. Dans 90 % des cas, l’agresseur est connu de la victime. Soit il appartient à sa famille ; père, frère, mari, soit il s’agit d’une connaissance, d’un ami, d’un voisin, etc. C’est très rarement un inconnu.

Pourtant, c’est une tout autre image du violeur qui continue d’être fantasmée. Quel serait son portrait-robot ?
C’est un homme, laid, qui n’a pas de vie sexuelle, probablement arabe ou noir – éventuellement un migrant. La victime est une femme blanche, jolie. Le viol est très brutal, il a lieu le soir, dans un endroit isolé, probablement dans un quartier pauvre… Chaque époque adapte cette vision fantasmée du viol calquée sur l’histoire du Petit Chaperon rouge et du Grand Méchant Loup. On retrouve l’archétype du viol par un inconnu dans la littérature courtoise où les agresseurs sont souvent hors norme, par leur taille ou leur monstruosité.

Comment la culture du viol nous incite-t-elle à considérer les victimes ?
Faites un micro-trottoir au sujet des affaires pédocriminelles : la majorité des gens interviewés n’auront pas de mots assez durs pour les coupables. Ils voudront les émasculer, les lyncher… Pourtant, même dans ces cas-là – ce que les gens appellent le « crime des crimes », à savoir le viol sur mineur de moins de 15 ans –, les victimes ne sont jamais assez « pures » aux yeux de l’opinion. Imaginons : vous êtes sortie un soir en minijupe. Vous avez bu. Quand vous rentrez, votre petit copain en profite alors que vous n’êtes pas en mesure de la repousser. Comme vous pensez à tort que la consommation d’alcool vous rend en partie responsable de ce qui vous est arrivé et que vous ignorez qu’on peut parler de viol dans le cadre d’une relation en couple, vous minorez ; vous vous dites que c’est aussi un peu de votre faute et vous lui trouvez des excuses. Sachant que les idées reçues n’épargnent pas non plus les institutions, vous pouvez aussi vous persuader de l’inutilité de porter plainte. Tout cela aboutit à l’autocensure des victimes et à l’impunité des coupables. La culture du viol réduit aussi la liberté des femmes. Apprendre dès le plus jeune âge qu’il ne faut pas sortir le soir tard car on risque de se faire agresser implique de se sentir moins libre. Ces contraintes pèsent sur toutes les femmes, qu’elles aient ou non été violées.

Comment lutter ?
Premièrement, commençons par admettre que nous avons tous et toutes intégré cette culture du viol à des degrés divers. Ensuite, la situation doit être envisagée dans sa globalité : de l’éducation des enfants au traitement médiatique des violences sexuelles, de nos représentations culturelles à la façon dont la langue véhicule la domination masculine. Des études montrent que, dès l’école primaire, les filles sont moins interrogées en classe ; leur réussite est attribuée à leur sérieux quand celle des garçons est vue comme une preuve de leur intelligence. Évidemment, cela ne crée pas une génération de violeurs mais entretient l’idée que les femmes comptent moins que les hommes. Il est urgent d’enseigner aux filles la confiance en soi, le libre choix, et de remettre en place les « ABCD de l’égalité » en les renforçant. Nous apprenons aux filles à ne pas être violées, apprenons aux garçons à ne pas violer.

Et une fois sortis de l’école ?
On ne peut continuer à ignorer que 98 % des violeurs sont des hommes. Dans les campagnes de prévention, les agresseurs potentiels doivent être la cible, pas les victimes. Par ailleurs, les journalistes ont une responsabilité en matière de violences sexuelles. Quand Paris Match publie, en 2010, un papier titré « Qui veut la peau de Roman Polanski ? », le journal insinue sans qu’aucun fait ne vienne étayer cette hypothèse, qu’il existe un complot contre Polanski… Pour ce qui est des productions culturelles, réfléchissons à ce qu’elles provoquent en nous. Arrêtons les hauts cris dès que paraît une critique sous l’angle du genre, il est tout à fait possible de contextualiser certaines œuvres en les accompagnant d’un appareillage critique. On a le droit par exemple de s’interroger sur la nécessité narrative des nombreux viols de la série Game of Thrones ! Combattons enfin cette idée pauvre selon laquelle l’égalité dans le rapport amoureux en affaiblirait la jouissance. Et rappelons que se contenter de rechercher chez sa ou son partenaire une absence de non est insuffisant : le oui doit être clair et net.

Certains évoquent le risque de relations hommes-femmes certes clarifiées mais aussi aseptisées…
Pourquoi le respect de l’intégrité des femmes serait-il un frein à une sexualité épanouie ? L’inventivité est excitante. Une femme qui affirme ses désirs, c’est érotique. Faisons preuve d’imagination au lieu de regretter le « bon vieux temps » ! C’est un défi très stimulant de repenser les processus de séduction entre hommes et femmes. Quant à ceux que seul excite l’incertain consentement de leur partenaire, espérons que la perspective de se retrouver aux Assises suffise à calmer leurs ardeurs.

Propos recueillis par Mathilde Blottière

La Critique des armes dans Le Monde des livres

jeudi 11 avril 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans Le Monde des livres, 11 avril 2019.

Manifester dans la violence

Deux livres, l’un d’Éric Fournier, l’autre d’Édouard Lynch, explorent un siècle de pacification progressive, mais jamais définitive, des luttes sociales. Éclairant.

Les violences qui scandent nos samedis depuis décembre étonnent nombre de commentateurs. La construction séculaire, symétrique, de la manifestation pacifique et du maintien de l’ordre le moins violent possible semble être, en partie, remise en question. Une riche historiographie a montré comment, avec l’établissement d’un cadre démocratique sous la IIIe République, l’occupation éventuellement tumultueuse mais pacifique de la rue avait succédé au temps des révolutions, et comment le pouvoir, contraint de tolérer ces manifestations, inventa un maintien de l’ordre « républicain ». Bien des événements, depuis les années 1890-1900, nuancent ce schéma : la tendance de fond, toutefois, est bien là.
C’est pourquoi la publication concomitante de La Critique des armes, gros ouvrage d’Éric Fournier sur la place des armes dans la culture révolutionnaire de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle, et du non moins épais Insurrections paysannes, d’Édouard Lynch, sur les usages de la violence dans les manifestations paysannes au XXe siècle, constitue une opportunité intéressante pour mettre en perspective les violences actuelles, dans lesquelles on peut voir resurgir des idées et des pratiques qui n’ont jamais complètement quitté l’espace des manifestations, et les réponses qui leur ont été données.
Éric Fournier, auteur de plusieurs ouvrages sur la Commune de Paris, s’intéresse à l’imaginaire et à la pratique des armes dans les mouvements socialistes et anarchistes de la fin du XIXe siècle, puis communistes jusqu’aux grèves de 1947-1948, c’est-à-dire au cours de décennies où elles sont censées avoir disparu de l’espace public. Trop simple, nous dit-il dans cette étude fondée sur l’exploitation de volumineuses archives, notamment policières, et d’innombrables publications issues des mouvements concernés.
Certes, les années qui ont suivi la Commune sont bien marquées par un adieu aux armes dans les mouvements révolutionnaires. Celles-ci, « détails foisonnants mais incertains des luttes », persistent néanmoins, à la manière du Sphinx, toujours renaissant, ou du spectre, toujours en réserve. Sphinx, à la Belle Époque, lorsque le refus de la délégation de souveraineté et du monopole de la violence par l’État, l’antimilitarisme, l’aspiration à la justice populaire contribuent à maintenir vivant, sous des formes renouvelées, le modèle du citoyen insurgé des deux premiers tiers du siècle. C’est le moment où, dans de rares grèves, quelques armes font sensation et où le journaliste Gustave Hervé exalte le « citoyen Browning » contre l’État bourgeois.
Après la Première Guerre mondiale, au temps de la naissance et de l’organisation du Parti communiste, l’usage des armes apparaît davantage comme un spectre, lorsque la rhétorique de l’insurrection reste vive mais que la discipline bureaucratique s’oppose à la prise d’armes. De fait, d’après la police, qui les surveille de près, moins de 500 militants communistes sur 9 000 possèdent une arme de poing dans l’agglomération parisienne en 1934.
Si Éric Fournier étudie surtout des potentialités de recours aux armes dans les mouvements révolutionnaires, Édouard Lynch met pour sa part en lumière une violence effective, souvent inouïe et pourtant peu remarquée, celle des manifestations paysannes entre la fin du XIXe siècle et le milieu des années 1970. Spécialiste des sociétés rurales, l’auteur propose dans Insurrections paysannes un vaste panorama du répertoire d’actions à l’œuvre dans ces rassemblements. Non seulement celui-ci comprend l’usage de la violence de manière structurelle, mais cette « action directe », exercée par des indépendants souvent (pas toujours) classés à droite plutôt que par des militants anarchistes, ne cesse de s’accroître.
Édouard Lynch décrit minutieusement les paliers successifs de cette radicalisation des moyens d’action. Ceux-ci comprennent les attaques contre les bâtiments officiels, les barrages de routes, la destruction des produits agricoles et, enfin, les atteintes aux personnes lors d’affrontement avec les forces de l’ordre ou entre producteurs agricoles. Les dégradations matérielles, parfois spectaculaires, sont très fréquentes, les morts ne sont pas si rares. Pour l’auteur, précisément, les événements de Montredon, dans l’Aude, en 1976, qui se soldent par la mort d’un viticulteur et celle d’un CRS, marquent la fin d’un cycle : ce modèle protestataire violent apparaît désormais comme une impasse.
Les deux ouvrages se croisent dans le Midi viticole, au printemps et au début de l’été 1907, lorsque s’invente la manifestation paysanne sur la voie publique et que les conscrits du 17e régiment d’infanterie mettent « crosse en l’air », faisant par ce geste un « usage révolutionnaire des armes » qu’interroge Éric Fournier. Ils se rencontrent aussi, et surtout, sur le terrain d’une histoire exigeante qui fournit des éléments de réflexion pour penser notre présent : au milieu des imprécations actuelles, on ne peut que s’en féliciter.

Pierre Karila-Cohen

Jimmy Gladiator, 1948-2019

jeudi 11 avril 2019 :: Permalien

Le compagnon Jimmy Gladiator (1948-2019) a tiré sa révérence.
Nous avions publié son roman
Éléphants de la patrie en 2008.
Riez pour lui.

L’adieu aux armes, dans Politis

jeudi 28 mars 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Article d’Éric Fournier pour Politis, 3 mars 2019.

L’adieu aux armes

L’échec de la Commune, l’insurrection la plus fortement armée du XIXe siècle, semble signer l’adieu aux armes de la constellation révolutionnaire, qui, sous la IIIe République, opterait résolument pour le bulletin de vote ou la grève générale. Ce faisant, le citoyen insurgé exerçant directement sa part de souveraineté un fusil en main – incarnation de la République démocratique et sociale depuis 1792 – serait aussi promis à l’effacement. Pourtant, les armes à feu ne disparaissent pas des luttes et des horizons. La prise d’armes cesse d’être une évidence pour se transformer en une énigme impérative, constamment réinterrogée : comment faire la révolution face à une république qui maintient implacablement l’ordre avec, en dernier recours, une armée de conscrits ? La présence des armes dans l’espace public, et partant en politique, est accentuée par une législation très libérale, garantissant peu ou prou depuis 1885 la possession et le port des armes individuelles, au nom de la mémoire de l’abolition des privilèges. Paradoxalement, si s’armer est un droit, manifester ne l’est pas. Régulièrement, l’armée fusille mortellement les cortèges en lutte, de Fourmies (1891) à Villeneuve-Saint-Georges (1908). En face, les révolutionnaires ne rendent pas les armes, appelant les soldats à mettre crosse en l’air, à l’égal des communards sur la butte Montmartre ; exhortant à l’autodéfense « à armes égales » face aux « assommeurs » de la police de Clemenceau. Surgit alors, dans les colonnes de La Guerre sociale, le « citoyen Browning ». Cette figure fantasque, hybridant l’homme et son arme, souligne à quel point cet artefact reste un objet subversif et souverain capable de faire le révolutionnaire. Telle est l’histoire des mutins du 17e de ligne en 1907, accomplissant, lors d’une rébellion en armes de 24 heures, les plus fortes attentes antimilitaristes, alors que presque aucun d’entre eux n’avait une expérience militante préalable.
Au-delà de l’autodéfense, l’adieu à l’insurrection lui-même est tardif, incertain, heurté – « bulletin de vote ou fusil, peu importe », affirment par exemple les guesdistes à l’orée du XXe siècle. Il faut attendre les années 1910 pour voir décroître significativement le poids des armes au sein des mouvements révolutionnaires, entre l’insurrection qui s’en va et le développement des « hommes de confiance » – le service d’ordre de la SFIO – qui se révèle plus efficace que le « citoyen Browning » pour tenir la police à distance. Ce premier service d’ordre moderne souligne l’entrée dans « l’ère des organisations » et son exigence de discipline militante. Ce faisant, une certaine idée libertaire du citoyen combattant s’efface, et avec elle un pan de la mémoire vive de la Sociale.
Durant l’entre-deux-guerres, l’essor du communisme parachève cette rupture. Certes, « l’insurrection armée » léniniste selon le modèle de la révolution d’Octobre devient l’horizon impératif du PCF, tandis que la riposte antifasciste pose la question de l’autodéfense armée, particulièrement après le 6 février 1934. Perpétuellement invoquées, les armes peinent cependant à se matérialiser dans l’action. Hors quelques événements comme la fusillade de la rue Damrémont en 1925 face aux nationalistes ou encore les affrontements du 9 février 1934 contre la police – les plus intenses échanges de tirs à Paris depuis la Commune – les armes sont en retrait, tant elles restent des objets indisciplinants à même de tourmenter la stricte discipline d’un PCF bolchevisé. De surcroît, la législation se durcit, rendant de plus en plus pénalement risqué la possession et la prise d’armes, pour le porteur comme pour l’organisation. En 1939, les décrets Daladier, rompant avec le plus que séculaire héritage révolutionnaire, procèdent à une inversion de la norme, socle de notre législation actuelle : être en arme devient l’exception et non un droit. La charge souveraine de l’arme ne se relève pas de ce bannissement de l’espace public. Mais des années 1880 à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les armes en lutte sociale ont porté la capacité d’agir, la souveraineté politique et le chaos – le propre des brèches révolutionnaires.

Éric Fournier

Entretien avec Éric Fournier sur le site des Inrocks

lundi 25 mars 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien avec Éric Fournier publié le 25 mars 2019 sur le site des Inrockuptibles.

« Ce ne sont pas les ultras qui ne désarment pas, c’est l’État. »

Pour justifier la férocité de l’arsenal répressif mobilisé contre les Gilets jaunes, le gouvernement brandit le risque d’émeutes insurrectionnelles. Pourtant, il y a bien longtemps que les révolutionnaires ont fait leur adieu aux armes, comme l’explique l’historien Éric Fournier, auteur de La Critique des armes (éd. Libertalia).

En faisant appel aux troupes militaires de l’opération Sentinelle dans la stratégie de maintien de l’ordre (en renfort des forces de l’ordre pour sécuriser certains endroits de la capitale), le gouvernement a renoué avec une logique datant du XIXe siècle. À croire que le spectre des insurrections armées qui ont secoué la France au siècle des révolutions hante encore les partisans d’une République d’ordre. Les services de renseignement surveillent d’ailleurs attentivement ces radicaux « qui ont recours à la violence pour tenter de faire prévaloir leurs idées extrêmes ». Pourtant, selon l’historien Éric Fournier, auteur d’un livre sur le rapport des révolutionnaires français aux armes, dès l’après-guerre celles-ci deviennent des « objets neutres, sinon suspects » aux yeux des insurrectionnalistes. Il revient pour nous sur cet adieu aux armes progressif et non-linéaire sur la longue durée, avant d’aborder l’histoire immédiate.

Après l’insurrection de la Commune de Paris en 1871, achevée par la Semaine sanglante, la République devait « domestiquer la violence » révolutionnaire. Y est-elle parvenue ?
Éric Fournier. Cette République libérale, qui entend maintenir l’ordre sans faillir avec, en dernier recours, une armée de conscrits n’a pas subi de 1872 à 1939 d’insurrections comparables à 1830, 1848, ou 1871 ; les fusillades meurtrières opérées par la troupe sur les « champs de grèves » rappelant régulièrement la fermeté du régime face au mouvement social. Pourtant, si la révolution en armes cesse d’être une évidence, elle ne disparaît pas immédiatement après la Commune des horizons militants.
L’adieu à l’insurrection est tardif – pas avant les années 1890 – régulièrement interrogé et incertain. Il faut attendre les années 1910 pour voir l’insurrection délégitimée au profit de la grève générale ou du bulletin de vote. Mais, en histoire, rien n’est linéaire et durant l’entre-deux-guerres, « l’insurrection armée » léniniste devient l’horizon impératif des communistes jusqu’au Front populaire. Globalement, après 1871, l’adieu à l’insurrection n’est jamais un adieu aux armes. Celles-ci, des armes de poing principalement, restent présentes dans les discours et, furtivement, dans les actes de ceux qui contestent frontalement le monopole de la violence étatique et entendent se défendre eux-mêmes face à la police.

On a l’impression qu’au XIXe siècle, l’arme faisait le révolutionnaire : le fusil brandit par le citoyen-combattant était chargé de sens, c’était le seul moyen de parvenir à la révolution, d’affirmer sa souveraineté. À partir de quand le rapport aux armes s’est-il inversé ?
Exactement, jusqu’à la Commune incluse, la prise d’armes populaire collective, notamment au sein de la Garde nationale (une milice citoyenne élisant ses chefs), est vécue comme l’exercice de sa part de souveraineté, le plus directement possible, un fusil en main. Cette citoyenneté pleinement vécue fait écho à l’idéal de la République sociale, celle de 1792 ou de 1871. Ainsi, des hommes sans expériences politiques sont devenus d’intraitables révolutionnaires par le truchement de la prise d’armes, où se mêle lutte pour la souveraineté et exercice immédiat de cette souveraineté.
Sous la IIIe République, militer arme au poing, même sans faire feu, entretient en mode mineur la mémoire vive du citoyen insurgé de la Sociale. En ce sens, malgré l’absence d’insurrections et de barricades, la Commune n’est pas morte. Ceci est facilité par une législation très libérale en matière de détention et de port d’armes, peu ou prou comparable à la situation américaine actuelle, assumée par un régime qui entend être fidèle ici à un héritage révolutionnaire. Cette légitime présence de l’arme dans l’espace public, garantie par la loi de 1885, crée une situation surprenante : le droit à l’arme existe, mais pas celui de manifester. Certains entendent alors « conquérir ce droit élémentaire revolver au poing », comme l’affirme La Guerre sociale en 1908.
Le changement s’opère vers 1910. Les nouveaux codes d’une masculinité apaisée s’accordent mal avec la prise d’armes. Manifester revolver au poing ne protège presque jamais les cortèges de la répression meurtrière (au contraire). Enfin, le premier service d’ordre moderne, les « hommes de confiance » de la SFIO, se révèle bien plus efficace pour s’imposer face aux autorités. Ce point est fondamental : l’entrée dans « l’ère des organisations » de masse exige une discipline militante. Ce faisant, une certaine idée libertaire du citoyen combattant s’efface, et avec elle un pan de la mémoire vive de la Sociale, dont la prise d’armes faisait partie.
Après la Grande Guerre, le communisme porte au plus haut cette exigence de discipline militante, incompatible avec la prise d’arme spontanée. Surtout, la loi se durcit progressivement, jusqu’aux décrets Daladier de 1939 qui procèdent à une inversion de la norme, socle de notre législation actuelle : être en arme, ou en posséder, devient l’exception et non un droit. La charge souveraine de l’arme ne se relève pas de ce bannissement de l’espace public.

La théorisation de la grève générale comme voie pacifiste et légaliste de la révolution a-t-elle rendu les armes complètement archaïques ? Ont-elles commencé à être stigmatisées par les révolutionnaires comme des objets potentiellement aliénants ?
Pelloutier théorise vers 1890 la grève générale comme une révolution des « bras croisés », prônant la sécession et l’esquive face à la violence d’État. Mais, très rapidement, les « grèves-généralistes » nuancent ce strict pacifisme, estimant nécessaire l’autodéfense armée face aux briseurs de grève, et, surtout, lorsque le gouvernement fera appel à l’armée. Rallier les conscrits sera indispensable à la victoire. Il faudra les appeler à mettre la crosse en l’air, à l’égal des communards le 18 mars 1871. L’espérance de la crosse en l’air, entre fraternisation et arme retournée contre les officiers, est le premier rapport aux armes propre à toute la constellation révolutionnaire. Ainsi maniée, l’arme du soldat peut devenir un « fusil révolutionnaire » ou un « fusil libérateur ». De plus, vers 1910 surgit la figure fantasque du « citoyen Browning » [du nom d’un fabricant d’armes à feu, ndlr], construction imaginaire hybridant l’homme et son arme, qui souligne à quel point cet artefact reste un objet subversif et souverain capable de faire le révolutionnaire. Tout change après-guerre. L’arme devient un objet neutre, sinon suspect. Entretenir une fascination pour l’arme, ou faire corps avec elle, est considérée comme une dérive fasciste.

En 1931 paraît L’Insurrection armée, un « encombrant manuel au destin compliqué », écrivez-vous. Quelle position particulière occupe-t-il dans le rapport aux armes des révolutionnaires ?
Ce manuel rédigé en URSS à l’apogée de la ligne « classe contre classe » est l’un des rares écrits communistes à s’intéresser précisément à la matérialité des armes de l’insurrection : modèles, munitions, distributions et usages. La gêne ressentie par les communistes français souligne à quel point les armes sont encombrantes. Pour paraphraser Marx, elles sont comme un spectre qui hante le communisme hexagonal. Perpétuellement invoquées au nom de « l’insurrection armée », elles peinent à se matérialiser dans l’action, et lorsqu’elles surgissent, souvent dans l’autodéfense antifasciste, elles sont immédiatement délégitimées, tant les armes apparaissent comme des objets indisciplinants, tourmentant la stricte discipline exigée par le Parti. Ainsi en 1925, Le Militant rouge, martèle : « Le prolétariat français doit-il s’armer maintenant ? Tout vrai marxiste répondra indubitablement non ! »

On associe souvent l’idée de violence politique et d’usage des armes à la constellation anarchiste. Est-ce une idée reçue, ou les anarchistes sont-ils vraiment les derniers révolutionnaires à avoir un rapport décomplexé aux armes ?
Avant 1914, les anarchistes sont effectivement les seuls à prôner l’attentat et l’assassinat politique et sont les plus prompts à brandir des revolvers face à la police. Mais les partisans de la « propagande par le fait » ont toujours été minoritaires au sein d’une constellation libertaire qui se rallie plutôt à la grève générale. Par ailleurs, la fascination pour la dynamite et autres armes de destruction massive n’est pas l’apanage des attentateurs anarchistes. Depuis la Commune, on rêve à des armes terribles rendant la guerre impossible, tandis que des syndicalistes révolutionnaires et quelques socialistes insurrectionnalistes vantent un usage maitrisé de la dynamite, pour le sabotage, et se retrouvent aux cotés des anarchistes dans des manifestations armées. Durant l’entre-deux-guerres, ce sont les communistes qui appellent aux armes, avec les ambiguïtés que j’ai évoquées, alors que les anarchistes se sont ralliés à un pacifisme total et désarmé, au moins jusqu’à la guerre d’Espagne.

Dans le moment de conflictualité sociale intense que nous vivons, le spectre de l’insurrection semble planer de nouveau sur les Champs-Élysées, au point que le pouvoir fait appel aux militaires de Sentinelle. On lit dans certains articles que « les ultras ne désarment pas ». Ces considérations angoissées relèvent-elles du fantasme ou sont-elles justifiées ?
En 1948, lors du dernier déploiement de l’armée face aux grévistes en métropole, à hauteur d’armes, le mouvement social s’arrête précisément au seuil de l’insurrection armée. Des compagnies entières de CRS sont caillassées, tabassées et intégralement désarmées à Alès ou Montceau-les-Mines ; d’anciens résistants tirent au pistolet contre les forces de l’ordre à Saint-Etienne, mais, hors quelques armes de poing, on ne ressort pas les pistolets-mitrailleurs du maquis. Du côté de l’ordre en revanche, on déploie des dispositifs militaires contre-insurrectionels énormes, incluant des blindés. En 1948 comme aujourd’hui, ce ne sont pas les ultras qui ne désarment pas. C’est l’État.
En matière de « désarmement », un des incidents du 1er décembre – la prise d’un fusil d’assaut HK G36 à un équipage policier au terme d’un très violent corps-à-corps – fait écho à une histoire longue mais aujourd’hui oubliée du mouvement social : le désarmement violent des forces de l’ordre est un mot d’ordre central dans la constellation révolutionnaire, portée notamment par les communistes des années 1930. Être prêt à arracher leurs armes aux policiers ou aux soldats est alors un signe de détermination révolutionnaire.
Mais, insistons, ce qui est angoissant est essentiellement de déployer l’armée face au mouvement social. C’est d’autant plus dangereux que, pour la première fois depuis la Commune, c’est une armée de métier qui serait utilisée, moins susceptible de fraterniser que des conscrits effectuant bon gré mal gré leur service militaire. Des mutineries fraternisantes, comme celle emblématiques des hommes du 17e en 1907, sont de ce fait moins probables.

À l’heure des résurgences des groupuscules d’extrême droite et de l’accentuation des violences policières, le mot d’ordre d’« autodéfense populaire » semble connaître un regain d’intérêt. La question centrale de votre livre – « peut-on se penser comme révolutionnaire et désarmé ? » travaille-t-elle encore les milieux révolutionnaires aujourd’hui ?
Si on parle d’armes à feu, et non d’armes par destination, je n’ai repéré aucun signe tangible de volonté d’armement du mouvement social, y compris dans ses franges insurrectionnalistes. La législation très restrictive, l’illégitimité absolue de l’arme dans l’espace public (ce qui ne peut plus faire d’elle un objet souverain), et la mémoire critique de l’échec des luttes armées des « années de plomb » font que la fascination pour les armes, sans même parler d’armements effectifs, semble marginale. J’espère vivement ne pas me tromper.
Mais l’accélération des événements est inquiétante. Sous la IIIe République, comme aujourd’hui, services d’ordre et groupes d’autodéfense populaire réagissent aux pratiques et aux dispositifs policiers. Or, si on se concentre sur le maintien de l’ordre républicain actuel, entre le droit de manifester qui est durement éprouvé mais que le mouvement social entend à bon droit exercer, et les angoissantes rodomontades d’un Castaner qui, à mots couverts, déclare assumer par avance de possibles tirs policiers contre des manifestants, on ne peut être qu’indigné et vigilant.

Propos recueillis par Mathieu Dejean