Le blog des éditions Libertalia

À la mémoire de Benjamin Péret

vendredi 28 octobre 2016 :: Permalien

Benjamin Péret.

Publié dans Socialisme ou Barbarie, en décembre 1959.

À la mémoire de Benjamin Péret

Notre camarade et ami Benjamin Péret n’est plus. Avec lui, le mouvement révolutionnaire a perdu, en septembre 1959, un des rarissimes esprits créateurs qui ont, toute leur vie durant, refusé de monnayer leur souffle en argent, prix Goncourt ou Staline et cocktails chez Gallimard. Péret restera pour nous un exemple, car il a garanti ses idées par son existence non seulement en quelque circonstance exceptionnelle, mais jour après jour, pendant quarante ans, par son refus quotidiennement renouvelé d’accepter le moindre compromis avec l’infamie bourgeoise ou stalinienne.

La presse bourgeoise et « progressiste » avait tenté de l’enterrer sous son silence pendant qu’il était vivant ; elle a encore essayé de mutiler son cadavre en parlant de lui, à l’occasion de sa mort, comme si Péret n’avait été qu’un littérateur. Mais ce qu’est la « littérature » pour ces Messieurs, était aux yeux de Péret une abomination. Il était resté, avec André Breton, un des rares surréalistes du début pour qui le surréalisme avait intégralement gardé son contenu révolutionnaire, une négation non seulement de telle forme de la littérature, mais de la littérature et du littérateur contemporain comme·tels. La révolution dans la culture était pour lui inséparable de la révolution dans la vie sociale et inconcevable sans elle. Et cette unité de la lutte pour la libération spirituelle et matérielle de l’homme n’est pas restée chez Péret un vœu ou une profession de foi. Elle a pénétré à la fois son œuvre d’écrivain et sa vie. Militant au Parti communiste lorsque celui-ci méritait encore ce nom, il s’est très tôt rallié à l’Opposition de gauche rassemblée autour de Trotski. Combattant pendant la guerre d’Espagne, il a été conduit par l’expérience du stalinisme dans les faits à réviser les idées de Trotski et à comprendre qu’il ne subsistait plus rien, en Russie, du caractère prolétarien de la révolution d’Octobre. Il a été ainsi amené à critiquer violemment les positions du trotskisme officiel, dans Le Manifeste des Exégètes, brochure publiée en 1945 à Mexico. Après sa rupture avec le trotskisme, survenue définitivement en 1948, il a continué, avec des camarades français et espagnols, ses efforts pour la reconstruction d’un mouvement révolutionnaire sur de nouvelles bases.

Il nous a paru que nous ne pouvions pas mieux honorer sa mémoire qu’en reproduisant ici Le Déshonneur des poètes, publié à Mexico en février 1945 et qui est resté à peu près inconnu en France. Car en montrant dans ce texte comment les valeurs les plus élevées de la poésie et de la révolution, loin de s’opposer, convergent, en montrant comment la prostitution au chauvinisme a conduit les Aragon et les Éluard à la fois à trahir le prolétariat et à revenir aux canons bourgeois de la beauté, Péret y exprime à la fois la vérité de sa propre vie et ce qui de cette vie doit rester pour nous un exemple impérissable.

L’École des réac-publicains dans Aide-Mémoire

vendredi 28 octobre 2016 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Recension de L’École des réac-publicains parue dans Aide-Mémoire, numéro 77 (septembre 2016).

L’éducation est un enjeu politique essentiel dans l’accès aux savoirs et à la culture d’une société, mais aussi dans leurs orientations. Pour cette raison, l’extrême droite a toujours essayé de la contrôler. Chambat s’efforce de le démontrer en retraçant l’histoire de cette « pédagogie noire ». En outre, l’auteur s’inquiète d’un discours néoconservateur de plus en plus audible dans notre paysage politique et médiatique. Se revendiquant de valeurs républicaines, des personnalités telles que Natacha Polony et Alain Finkielkraut invitent à un sursaut et à un redressement de l’école, première étape pour restaurer l’ordre scolaire… mais surtout l’ordre et la nation. Soit une visée globalisante, à mille lieux du modèle pédagogique émancipateur promu par l’auteur, lui-même enseignant… dans une municipalité frontiste. 

J.D.

Jalons pour une histoire de l’édition critique

samedi 24 septembre 2016 :: Permalien

Articles parus dans le dossier « Des livres et des luttes » du mensuel CQFD n°146, septembre 2016.

Jalons pour une histoire de l’édition critique

Depuis treize ans, les colonnes de CQFD accueillent chaque mois un certain nombre de recensions d’ouvrages politiques et contestataires. Si l’on prenait la peine d’analyser ce corpus, on dégagerait sans nul doute quelques tendances lourdes : le livre critique s’inscrit dans une longue tradition éditoriale ; il n’est pas systématiquement porté par une maison d’édition indépendante ; il fait œuvre d’éducation populaire mais peine le plus souvent à parvenir à une large visibilité ; sa conception relève généralement de l’artisanat précaire. Remontons subjectivement le fil du siècle XX et arrêtons-nous brièvement sur le profil de quelques éditeurs critiques.

« Une existence de chien… »
Les premières maisons d’édition critique sont nées au XIXe siècle. S’il fallait ne citer qu’un personnage, on évoquerait Maurice Lachâtre (1814-1900), aristocrate rouge et banquier, éditeur des Mystères du peuple d’Eugène Sue, anticlérical proche des milieux libertaires et premier éditeur en français du Capital de Marx. On citerait ensuite Charles Péguy et ses célèbres Cahiers de la Quinzaine, éditeur des Cahiers rouges, les souvenirs communards de Maxime Vuillaume, dès 1908. On s’arrêterait enfin sur Marcel Hasfeld (1889-1984), qui anima la Librairie du Travail (LT) de 1917 à 1939. D’abord bibliothèque de prêt, puis librairie ouvrière, et enfin maison d’édition de livres et de brochures, la LT occupa initialement les locaux de La Vie ouvrière, ce qui la plaça d’emblée sous le patronage des syndicalistes révolutionnaires qui refusaient l’Union sacrée durant la Grande Guerre. Ne croyant guère à la liaison organique parti-syndicat, estimant le second bien supérieur au premier, Hasfeld a été néanmoins enthousiasmé par la révolution russe et a durablement cru au matin. Sa maison d’édition, structurée en coopérative, se voulait une maison propagandiste. Parmi les actionnaires, on notait la présence de Simone Weil, Victor Serge, Alfred Rosmer et Marcel Martinet.
Bien qu’ayant édité quelque 150 livres et publié de nombreuses brochures diffusées à des dizaines de milliers d’exemplaires, la Librairie du Travail n’a jamais atteint la visibilité espérée. Lâché par la SFIO parce que trop révolutionnaire, puis par le Parti communiste parce qu’antistalinien, boudé par les librairies « bourgeoises », peu soutenu au sein des syndicats, Hasfeld aura passé l’essentiel de son temps à faire survivre sa structure. Se remémorant l’histoire de la LT quarante années plus tard, il déclarait : « Ce fut une existence de chien, mais qui fut la plus belle époque de ma vie. » En 1939, le fonds fut vendu aux enchères pour une bouchée de pain. Gibert le racheta en partie. Un fonds prestigieux : L’An I de la révolution russe, de Victor Serge, Les Temps maudits de Marcel Martinet, La Peste brune, de Daniel Guérin, L’Histoire de la Commune de 1871 de Prosper-Olivier Lissagaray, etc. Des publications qui seront reprises ultérieurement chez Maspero, Spartacus et Agone.

La Joie de lire.
Faisons une ellipse de vingt ans et évoquons un autre libraire-éditeur : François Maspero (1932-2015), dont l’activité se déploie de 1959 à 1982. Celui-ci rendra hommage à Marcel Hasfeld en organisant une exposition sur la Librairie du Travail en mars 1971, puis en publiant une étude de Marie-Christine Bardouillet dédiée à celle-ci, en 1977.
À l’instar de son prédécesseur, dont il rééditera une notable partie des titres (entre autres ceux de Daniel Guérin et Victor Serge), Maspero ne dépendait d’aucun parti (bien qu’il ait temporairement milité à la Ligue communiste) et n’appartenait à aucun groupe coté en bourse. Né dans une famille d’érudits, durablement marqué par l’Occupation (son père est mort en camp de concentration, son frère a été fusillé par les nazis), Maspero fut un éditeur essentiel qui a véritablement fait œuvre de passeur. Sa librairie La Joie de lire – sise rue Saint-Séverin à Paris – a été l’université populaire de deux générations : celle qui est entrée en politique à la faveur des luttes anticoloniales puis celle qui a rejoint les groupes d’extrême gauche et libertaires qui fleuriront dans l’après-68.
Maspero, c’était du lourd : 1 350 livres en à peine plus de vingt ans, 30 collections (« Textes à l’appui », « Les Cahiers libres », « PCM », « Voix », « Actes et mémoire du peuple »), dix revues (Partisans), et des tirages initiaux en poche à 7 000 ou à 10 000 exemplaires. Sociologie, textes d’intervention, histoire, théorie, littérature, pédagogie, témoignages militants : le panel était large et éclectique.
Ayant compris que l’un des maillons essentiels de la chaîne du livre est la diffusion-distribution, Maspero avait monté sa propre structure. Jusqu’en 1975, quatre représentants sillonnèrent les librairies militantes et généralistes et proposèrent les nouveautés de la maison, et celles d’éditeurs amis (Anthropos, EDI, PJ Oswald).
Paradoxalement, ce ne sont ni l’État (plusieurs interdictions de publication) ni les fascistes (plasticages de l’OAS) qui attenteront à la santé des éditions et de la librairie, mais les propres militants d’extrême gauche, toutes chapelles confondues. Il fut un temps où voler chez Maspero et revendre les ouvrages sur le campus de Vincennes semblait un acte de réappropriation révolutionnaire. Ceci conduira dans un premier temps à la fermeture de la librairie parisienne, puis à un lent détachement et à une sourde dépression du principal artisan de cette grande aventure. En 1982, non sans amertume, l’éditeur vend le fonds à François Gèze, animateur de la collection La Découverte, puis revient à ses passions : la traduction et l’écriture littéraires (lire prioritairement Les Abeilles et la Guêpe, Seuil, 2002).

Une histoire de mecs ?
Ce récit partiel et partial franco-français ne saurait passer sous silence l’existence de nombreuses autres maisons d’édition, aux catalogues originaux : Rieder dans les années 1930 ; Spartacus et Champ Libre au long des années 1970-1980, puis Ludd et L’Encyclopédie des nuisances. Un premier constat accablant s’impose néanmoins : l’édition, c’est d’abord une histoire de mecs. Peu nombreuses sont les femmes à accéder aux postes les plus importants, en particulier dans le secteur des sciences sociales. À l’exception des Éditions des femmes (voir ci-après), les seuls noms féminins passés et actuels nous venant immédiatement en tête – tous secteurs confondus – sont ceux de Françoise Verny (1928-2004), Marion Mazauric (née en 1960), Françoise Nyssen (patronne d’Actes Sud, née en 1951, fille du fondateur). Deuxième constat : il fut un temps où existaient des structures éditoriales liées aux institutions partidaires et/ou religieuses, donc non indépendantes. Le cas le plus emblématique est évidemment celui du livre communiste (notamment les Éditions sociales), empire éditorial géré de manière désastreuse, boudé par ses principaux auteurs (Aragon publiait chez Gallimard) mais qui s’appuyait sur un fort réseau de librairies (le groupe La Renaissance en compta jusqu’à 50). Tout ceci a disparu avec l’URSS. De la splendeur d’antan, il reste quelques miettes dispersées au sein de petites entités : Le Temps des Cerises, Rue du monde, La Dispute. Troisième constat : certains éditeurs parmi les plus innovants ont œuvré pour de « grandes » maisons, à l’instar de Miguel Abensour, animateur de la collection « Critique de la politique » chez Payot ; de Kostas Axelos (collection « Arguments » chez Minuit) ou de Maurice Nadeau (voir ci-après). Enfin, certaines maisons d’édition ont su en leur temps créer des collections opportunément commerciales et critiques, à l’image de la collection Seuil « Combat », confiée à Claude Durand (1938-2015).

Aujourd’hui, le paysage de l’édition critique est marqué par une prolifération de microstructures qui peinent souvent à équilibrer leurs comptes tout en proposant des publications audacieuses renouvelant le genre des sciences sociales. Les premières ont vu le jour au cours des années 1980 (L’Éclat, Syllepse, ACL), d’autres à l’orée des mouvements sociaux de 1995-1998 (L’Insomniaque, Agone, La Fabrique), au début des années 2000 dans le sillage des études anglo-saxonnes sur le genre et le postcolonial (Amsterdam, Les Prairies ordinaires), ou encore à la faveur du renouveau libertaire et décroissant (Nada, L’Échappée, Le Passager clandestin).

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Les Éditions des femmes

Dans la foulée de Mai 68 se créé le Mouvement de libération des femmes (MLF), composé de multiples tendances, joyeux et plein d’initiatives. Les femmes ne veulent pas laisser le monopole de la contestation aux étudiants virils qui occupent les rues. En 1973, les Éditions des femmes voient le jour, à l’initiative de plusieurs militantes féministes et du groupe Psychanalyse et politique, animé par Antoinette Fouque. L’idée est de publier des livres choisis par des femmes, écrits par des femmes, dans une structure tenue par des femmes. À une époque où le milieu éditorial est essentiellement masculin, que ce soit sur le plan des éditeurs ou des auteurs, constituer un catalogue exclusivement féminin est un acte militant et intellectuel important. Littérature, philosophie, sociologie, psychanalyse, histoire, tous les champs des sciences humaines s’ouvrent aux plumes féminines et à l’émancipation. Malheureusement Antoinette Fouque devient très vite la seule figure emblématique des éditions et se voit reprocher un certain autoritarisme. Elle ira jusqu’à déposer en préfecture le sigle MLF, pour en faire un usage politique et commercial, et se présentera même sur une liste électorale aux côtés de Bernard Tapie…

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Maurice Nadeau, le franc-tireur

Né en 1911 dans un milieu modeste, décédé en 2013, couvert de lauriers dont il ne voulait guère, se plaisant à citer Flaubert (« Les honneurs déshonorent »), Maurice Nadeau affiche un parcours qui donne le vertige. Jeune militant du Parti communiste, il rencontre Pierre Naville en 1932 et embrasse les thèses trotskistes. S’il s’éloignera du militantisme actif assez rapidement, il ne cessera, au cours de sa longue existence, de faire office de passeur et d’œuvrer, à l’instar des surréalistes (dont il se fit l’historien avisé dès 1945), pour changer la vie et transformer le monde. Journaliste littéraire à Combat, puis animateur des revues Les Lettres nouvelles et La Quinzaine littéraire, il est avant tout celui qui a découvert Witold Gombrowicz, Malcom Lowry (le premier tirage d’Au-dessous du volcan mit dix ans à s’écouler), Georges Pérec (notamment Les Choses) et publié Les Jours de notre mort de David Rousset (sur l’univers concentrationnaire nazi) et les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov (dénonciation du goulag). Également éditeur de la trilogie de son ami Henry Miller (Sexus, Plexus, Nexus), des auteurs de la Beat Generation, de presque toute l’œuvre de Trotski (chez Minuit ou Julliard), de Mika Etchebéhère et de Claire Etcherelli (dans sa collection « Les Lettres nouvelles », chez Denoël, filiale Gallimard), il est enfin celui qui a publié le premier récit de Houellebecq. Maurice Nadeau avait été inquiété par la justice française en 1960, pour avoir largement diffusé le Manifeste des 121, fameux texte anticolonialiste sur le droit à l’insoumission.

Charlotte Dugrand & Nicolas Norrito

L’École des réac-publicains, dans Le Monde

mardi 30 août 2016 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Chronique parue dans Le Monde du dimanche 28/lundi 29 août 2016.

À l’école du conservatisme

Enseignant en collège à Mantes-la-Ville (Yvelines), Grégory Chambat est l’auteur d’un livre de combat qui restera un point de repère dans le débat politique français sur l’éducation. Son mérite est d’éclairer des tendances de fond souvent négligées dans la relation de l’actualité éducative.
Sous le titre polémique de L’École des réac-publicains, il donne la mesure de l’hégémonie intellectuelle acquise ces dernières dizaines d’années, selon un processus de conquête des esprits tel que l’avait théorisé en son temps Antonio Gramsci, par les courants conservateurs dans l’éducation. Leurs représentants, pour la plupart, récusent cette appellation tout comme celle de réactionnaires, mais pratiquent avec brio la guerre du vocabulaire en fustigeant le « pédagogisme », terme désormais banalisé sans avoir jamais été précisément défini.
S’agit-il de contrer les erreurs commises au nom de la pédagogie  ? Ou de condamner globalement les démarches professionnelles et les modes d’organisation susceptibles d’aider à démocratiser la réussite scolaire  ? Derrière le flou, la balance penche vers la deuxième option qui – les choix éducatifs étant indissolublement liés aux choix politiques – inscrit sous la bannière «  républicaine   » une bataille sans merci contre l’égalité, rebaptisée «  égalitarisme  ».
En inscrivant la détestation – et parfois la haine sans limite – de la pédagogie dans la durée historique, l’auteur confronte cruellement ses tenants – quelles que soient leurs étiquettes politiques revendiquées – à la réalité de leurs accointances idéologiques sur l’école.

Déploration et exaltation
Mélange de catastrophisme, de déploration du bas niveau des publics scolaires, d’exaltation de la discipline, de l’autorité, de la « haute culture », de la sélection des « meilleurs » et de moquerie envers la bienveillance éducative, le corpus argumentatif du conservatisme scolaire est ancien, terriblement répétitif et solidement ancré à droite, avec une attache particulière à l’extrême droite.
Grégory Chambat en parcourt exhaustivement les occurrences, sans cacher leur diversité mais avec une tendance, qui peut lui être reprochée, à juxtaposer les époques et les noms, et à placer ainsi tout le monde sur un même banc d’infamie. S’il était appliqué à l’extrême gauche, courant dont il intègre la grille de lecture, ce mode de traitement risquerait de ne pas marquer la différence entre Lutte ouvrière et Action directe.
Une autre réserve tient à sa façon d’opposer radicalement, sans faire de place aux paradoxes éducatifs, ce qu’il appelle la « pédagogie noire », traditionnelle et censée n’inculquer que la soumission, et la pédagogie « émancipatrice » ou « sociale », issue des pédagogues révolutionnaires liés au mouvement ouvrier, qui seule trouve grâce à ses yeux. Des nuances seraient là nécessaires, mais ce livre vigoureux n’en reste pas moins scrupuleux dans sa dimension informative, et inspiré par un réel souci de justice sociale.

Luc Cédelle

Ma Guerre d’Espagne à moi et Les Fils de la nuit dans CQFD

mardi 23 août 2016 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Chronique parue dans le mensuel CQFD n°145 (juillet-août 2016).

Mémoires internationalistes

Difficile de dresser ici une bibliographie exhaustive sur la révolution espagnole. Que lire ? Quelques ouvrages, qui véhiculent les espoirs et les désillusions des internationalistes engagés au côté du prolétariat espagnol.

La guerre civile, la révolution et contre-révolution en Espagne font l’objet d’une bibliographie abondante, tant les témoins directs ont eu à cœur de rendre compte de cet épisode décisif de l’histoire du XXe siècle. Un lecteur béotien, un peu perdu devant la profusion de titres, pourra se mettre en jambe avec le classique de George Orwell, Hommage à la Catalogne (1938, rééd. folio). L’écrivain britannique livre une chronique de son engagement au sein des brigades du POUM (Partido obrero de Unificacion Marxista), petit parti marxiste hétérodoxe, qui subit une brutale répression au printemps 1937, moment où il est déclaré illégal par le gouvernement Negrin sous la pression des staliniens. Il est toujours éclairant de se mettre dans les pas du futur auteur de 1984 et de la Ferme des animaux, qui arrive fin 1936 à Barcelone, dans une ville encore en pleine ébullition révolutionnaire, et repart en Angleterre, en juin 1937, blessé, tandis que la guerre dévore la révolution. Sans rien cacher de ses doutes, Orwell raconte l’expérience concrète du front, de la camaraderie, de la tentative de créer d’une société sans classes, des pénuries et du manque d’armement, mais aussi et surtout de la prise du contrôle politique par la Guépéou qui pourchasse les révolutionnaires. Ce témoignage influencera très nettement le film de Ken Loach, Land of freedom, sorti en 1994. Vu du côté anarchiste, le récit de Hanns-Erich Kaminski, Ceux de Barcelone, (1937, réédition Allia, 1986) retranscrit de façon saisissante l’atmosphère de ce « bref été de l’anarchie » de 1936 : « La vie est ici mille fois plus intense et cette suite rapide d’événements produit l’effet de piqûres de caféine. Comment pourrai-je vivre désormais dans des pays tranquilles, dans des temps tranquilles ? »

Parmi les publications plus récentes, il faut citer le travail remarquable des éditions Milena et Libertalia, en 2015, avec la réédition de Ma Guerre d’Espagne à moi – Une femme à la tête d’une colonne au combat, de Mika Etchebéhère, accompagné d’un DVD-documentaire de Fito Pochat et Javier Olivera, sur le parcours de cette femme extraordinaire. Née en Argentine dans un milieu yiddish révolutionnaire, Mika part en Europe avec son compagnon Hippolyte Etchebéhère, marxiste antistalinien d’origine basque. Ils assistent en Allemagne à la « défaite du prolétariat allemand » – titre éponyme d’un livre publié aux éditions Spartacus – et à la prise du pouvoir par les nazis. Engagés en 1936 au sein d’une brigade d’internationalistes du POUM, Hyppolite meurt au début de la guerre et, malgré cette meurtrissure, Mika devient naturellement la capitaine de la colonne, une « femme d’acier » estimée de tous ses camarades. Concernant l’organisation des femmes espagnoles dans le mouvement anarchiste, on pourra se reporter au livre collectif Mujeres libres Des femmes libertaires en lutte (édition libertaires, 2000), bien qu’il soit actuellement épuisé ; ainsi qu’au film espagnol (inédit en France) Libertarias, réalisé par Vicente Aranda en 1996.

Les souvenirs de Sygmunt Stein, parus en yiddish en 1938 et publiés en 2012 au Seuil, sous le titre Ma guerre d’Espagne, avec le sous-titre Brigades Internationales : la fin d’un mythe, évoquent la désillusion d’un communiste juif polonais engagé dans les Brigades. Sa chronique fustige de façon très appuyée le comportement des dirigeants staliniens des Brigades, incarnés notamment par le Français André Marty : corrompus, pervers, sanguinaires, voire racistes – n’hésitant pas à sacrifier à la mitraille franquiste en priorité les brigadistes juifs (la compagnie Botwin est quasi-intégralement décimée) ou Noirs américains de la Brigade Lincoln. Stein met aussi à mal l’imposture de l’aide militaire russe à la République espagnole : « Rome et Berlin fournissaient des avions et des chars, tandis que Moscou continuait à envoyer des commissaires de police, des surveillants de prison et des pelotons d’exécution ». Même la sacro-sainte icône Dolores Ibárruri Gómez, la Pasionaria, y est décrite comme une marionnette inculte et bigote aux mains de Moscou. Un livre rageur et désabusé, qui fait écrire à son préfacier, l’historien trotskyste Jean-Jacques Marie : « Sa déception est à la mesure de son enthousiasme initial, mais il ne sombre pas dans l’aigreur… Il exagère peut-être, mais ne fabule pas. »

À la pointe des enquêteurs passionnés et autodidactes de la mémoire de la Guerre d’Espagne, le collectif des Giménologues s’échine depuis une dizaine d’années à reconstituer minutieusement le parcours d’Antoine Gimenez (1910-1982), né Bruno Salvadori, engagé italien au sein de la colonne Durruti. Aux souvenirs propres de Gimenez, Les Fils de la nuit, rédigés sans documentation entre 1974 et 1976, les Giménologues ont adjoint un impressionnant appareil critique, À la recherche des fils de la nuit, résultant de leurs recherches. Ce méticuleux jeu de recomposition quasi-archéologique vient d’être réédité, aux éditions Libertalia, dans un beau coffret cartonné comprenant deux volumes et agrémenté d’un CD avec dix heures de feuilleton radiophonique tiré de cette quête. Les mêmes Giménologues viennent de publier ¡A Zaragoza o al charco ! – Aragon 1936-1938, (L’Insomniaque éditeur), récits de protagonistes libertaires qui luttèrent pour la reprise de Saragosse, ville tombée entre les mains des franquistes dès le 19 juillet 1936. Le livre comprend un chapitre passionnant sur la violence révolutionnaire imputée aux anarchistes.

Dans un registre plus strictement historique, les éditions Agone ont réédité, en 2014, La Guerre d’Espagne – Révolution et contre-révolution (1934-39), livre monumental de l’historien anglais Burnett Bolloten et qu’on peut considérer comme l’ouvrage le plus abouti et complet sur la question. Il pourra se lire en complément d’un autre opus de référence sur les origines sociales et politiques de la guerre civile, écrit par Gerald Brenan, Le Labyrinthe espagnol (éditions Ivréa). Bolloten, qui couvrait le conflit espagnol comme journaliste, est d’abord « très influencé par la propagande du PC », avant de prendre conscience que, face au courant révolutionnaire porté par les ouvriers et paysans, c’est le parti communiste qui va incarner à lui seul « tous les espoirs immédiats de la petite et moyenne bourgeoisie », c’est-à-dire la contre-révolution. Bolloten n’oublie pas de traiter de l’importance de l’expérience collectiviste, à laquelle assiste aussi le journaliste Gaston Leval, présent en Espagne dès 1934 aux côtés de la CNT. Leval livrera, dans Espagne libertaire 36-39, un témoignage factuel et enthousiaste du processus révolutionnaire : « Très vite, plus de 60 % des terres ont été cultivées sans patrons, ni propriétaires, sans “terratenientes”, sans administrateurs tout-puissants, sans que l’intérêt privé et la concurrence soient nécessaires pour stimuler les efforts et les initiatives ». Sur les oppositions entre les organisations politiques, y compris anarchistes, et le mouvement social, on peut lire avec grand intérêt Carlos Semprún Maura, Révolution et contre-révolution en Catalogne : socialistes, communistes, anarchistes et syndicalistes contre les collectivisations, (1974, rééd. les Nuits rouges, 2002).

Signalons enfin la sortie aux éditions CNT-RP du petit livre La Collectivisation en Espagne – 1936 : une révolution autogestionnaire du collectif Rehdic, ainsi que la réédition de La Tragédie de l’Espagne, initialement paru en 1937, de l’historien et théoricien anarchiste Rudolf Rocker, plaidoyer à chaud pour la révolution mais qui se garde encore de faire la critique de la direction de la CNT-FAI dans sa stratégie « gouvernementaliste ».
Avec de telles barricadas de livres, No pasarán !

Mathieu Léonard