Le blog des éditions Libertalia

Albert Camus et les libertaires

lundi 9 février 2009 :: Permalien

Écrits rassemblés par Lou Marin (Égrégores éditions)

Camus est l’un des auteurs les plus importants du siècle passé. Le qualifier de « philosophe pour classe terminale » relève de la condescendance bourgeoise ou de l’ineptie post-stalinienne. Notre dette à l’égard de l’auteur de L’Homme révolté, Les Justes, Noces ou La Peste est immense.

Camus a décrit la beauté du monde méditerranéen, des corps et des sensations, il a magnifié la révolte, s’est interrogé sur l’usage de la violence révolutionnaire. Quand les intellectuels ne juraient que par Marx et le grand frère russe, il a renvoyé dos-à-dos l’impéritie libérale et le totalitarisme rouge. Il n’y a guère que sur l’Algérie qu’on peut le trouver timoré. On savait déjà que dans le contexte de guerre froide, Albert Camus avait refusé de se laisser récupérer par le camp atlantiste, contrairement à Koestler ou à Souvarine par exemple mais on n’imaginait pas qu’il avait été aussi proche du mouvement libertaire.

Dans ce volumineux ouvrage, à la facture impeccable, Lou Marin rend hommage à l’écrivain en décrivant ses liens avec la Fédération anarchiste, la revue Témoins, Pierre Monatte et La Révolution prolétarienne, la CNT en exil et Solidaridad Obrera ou encore Louis Lecoin. C’est Rirette Maîtrejean, correctrice à Paris Soir, ancienne coéditrice du journal L’anarchie qui sensibilisa Camus à la pensée libertaire. Lors de la publication de L’Homme révolté, Camus se fit remonter les bretelles par Gaston Leval pour sa méconnaissance de Bakounine. Mais dans les rangs anarchistes, tous saluèrent son exaltation des hommes libres. Au cours des années cinquante, à maintes reprises, le prix Nobel 1957 participa à des réunions publiques en faveur de l’Espagne libre. Il a partagé la fraternité et la solitude des libertaires.

En fin de compte, mieux vaut laisser la parole à Fernando Gomez Pelaez, le responsable de la Soli : « En vérité, il nous aida comme on aide des membres d’une famille dans le besoin, sans compter et de diverses façons, de la plus visible à la plus discrète : sur les tribunes, par l’écrit, mais aussi en nous ouvrant son carnet d’adresses, en nous prodiguant ses conseils, en nous cédant des droits sur ses textes, en nous soutenant financièrement quand manquait le nerf de la guerre. Camus était ce genre d’homme, rare, qui ne tirait aucune publicité ou gloriole de ses gestes de solidarité. Il insistait au contraire pour qu’on ne sache pas qu’il était à l’origine de l’envoi de telle ou telle quantité d’argent pour aider un compagnon emprisonné ou sa famille. Brassens agissait de même, sans rien demander non plus en retour, sauf le silence. Dans un monde de m’as-tu-vu où la bonne conscience a toujours un prix, ce genre de comportement méritait d’être signalé.  »

Albert Camus et les libertaires (1948-1960)
Écrits rassemblés par Lou Marin, Égrégores éditions.
Ce livre est diponible dans notre librairie en ligne (lien).

Sortie du nouveau N’Autre école

mercredi 28 janvier 2009 :: Permalien

Communiqué du comité de rédaction de la revue N’Autre école (lien) annonçant la sortie du nouveau numéro.

Palestine, Chiapas, Oaxaca, Argentine
L’école, territoire de résistance ?

On aurait préféré une actualité moins sordide, mais notre actualité est tragique…. Ce numéro qui consacre une très large place à l’école en Palestine, mêlant témoignages, analyses et pistes de réflexion pédagogiques, sort au moment même où la bande de Gaza est victime d’une agression militaire intolérable....

Palestine, Argentine, Mexique, sont des terre de souffrances mais aussi de luttes et de résistances pour qui l’école est un enjeu majeur. D’ici à là bas, peu de chose nous séparent : même espoir dans les luttes, même implication dans l’éducation. Dans ce numéro, nous sommes allés voir de plus prés L’autre école, celle qui semble éloignée et qui est pourtant si proche de la n’autre, celle qui résiste et fait résister par tous les moyens. L’internationalisme n’est pas un vain mot ou une rengaine : rencontres, récits de voyage ou d’expériences, sont autant de témoignages qui nous rappellent que nos idées dépassent notre petit cadre territorial et se partagent au-delà des frontières.

En raison du contexte exceptionnel qui accompagne la sortie de ce numéro, nous avons décidé de mettre en ligne en libre accès de larges extraits de ce dossier "L’école en Palestine" (lien).

Le numéro complet en format papier peut-être commandé pour 4 euros en écrivant à :
CNT-FTE N’Autre école, 33, rue des Vignoles 75020 Paris
ou bien en passant commande par mail Comiteredaction@cnt78educ.cnt-fr.org

http://www.cnt-f.org/nautreecole

La deuxième mort du judaïsme

jeudi 22 janvier 2009 :: Permalien

Éric Hazan est l’éditeur de La Fabrique. Il vient de rédiger ce texte.

Les millions de Juifs qui ont été exterminés par les nazis dans les plaines de Pologne avaient des traits communs qui permettent de parler d’un judaïsme européen. Ce n’était pas tant le sentiment d’appartenance à un peuple mythique, ni la religion car beaucoup d’entre eux s’en étaient détachés : c’étaient des éléments de culture commune. Elle ne se réduisait pas à des recettes de cuisine, ni à des histoires véhiculant le fameux humour juif, ni à une langue, car tous ne parlaient pas le yiddish. C’était quelque chose de plus profond, commun sous des formes diverses aux ouvriers des usines textiles de Lodz et aux polisseurs de diamants d’Anvers, aux talmudistes de Vilna, aux marchands de légumes d’Odessa et jusqu’à certaines familles de banquiers comme celle d’Aby Warburg. Ces gens-là n’étaient pas meilleurs que d’autres, mais ils n’avaient jamais exercé de souveraineté étatique et leurs conditions d’existence ne leur offraient comme issues que l’argent et l’étude. Ils méprisaient en tout cas la force brutale, dont ils avaient souvent eu l’occasion de sentir les effets. Beaucoup d’entre eux se sont rangés du côté des opprimés et ont participé aux mouvements de résistance et d’émancipation de la première moitié du siècle dernier : c’est cette culture qui a fourni son terreau au mouvement ouvrier juif, depuis le Bund polonais, fer de lance des révolutions de 1905 et 1917 dans l’empire tsariste, jusqu’aux syndicats parisiens des fourreurs et des casquettiers, dont les drapeaux portaient des devises en yiddish et qui ont donné, dans la MOI, bien des combattants contre l’occupant. Et c’est sur ce terrain qu’ont grandi les figures emblématiques du judaïsme européen, Rosa Luxembourg, Franz Kafka, Hannah Arendt, Albert Einstein. Après guerre, nombre des survivants et de leurs enfants soutiendront les luttes d’émancipation dans le monde, les Noirs américains, l’ANC en Afrique du Sud, les Algériens dans leur guerre de libération. Tous ces gens sont morts et on ne les ressuscitera pas. Mais ce qui se passe en ce moment à Gaza les tue une seconde fois. On dira que ce n’est pas la peine de s’énerver, qu’il y a tant de précédents, de Deir Yassin à Sabra et Chatila. Je pense au contraire que l’entrée de l’armée israélienne dans le ghetto de Gaza marque un tournant fatal. D’abord par le degré de brutalité, le nombre d’enfants morts brûlés ou écrasés sous les décombres de leur maison : un cap est franchi, qui doit amener, qui amènera un jour le Premier ministre israélien, le ministre de la Défense et le chef d’État-major sur le banc des accusés de la Cour de justice internationale. Mais le tournant n’est pas seulement celui de l’horreur et du massacre de masse des Palestiniens. Il y a deux points qui font des événements actuels ce qui est advenu de plus grave pour les Juifs depuis Auschwitz. Le premier, c’est le cynisme, la manière ouverte de traiter les Palestiniens comme des sous-hommes ­ les tracts lâchés par des avions annonçant que les bombardements vont être encore plus meurtriers, alors que la population de Gaza ne peut pas s’enfuir, que toutes les issues sont fermées, qu’il n’y a plus qu’à attendre la mort dans le noir. Ce genre de plaisanterie rappelle de façon glaçante le traitement réservé aux Juifs en Europe de l’Est pendant la guerre, et sur ce point j’attends sans crainte les hauts cris des belles âmes stipendiées. L’autre nouveauté, c’est le silence de la majorité des Juifs. En Israël, malgré le courage d’une poignée d’irréductibles, les manifestations de masse sont menées par des Palestiniens. En France, dans les manifestations du 3 et du 10 janvier, le prolétariat des quartiers populaires était là, mais des hurlements de colère d’intellectuels juifs, de syndicalistes, de politiciens juifs, je n’en ai pas entendu assez. Au lieu de se satisfaire des âneries du gouvernement et du CRIF (« ne pas importer le conflit »), il est temps que les Juifs viennent en masse manifester avec les « arabo-musulmans » contre l’inacceptable. Sinon, leurs enfants leur demanderont un jour « ce qu’ils faisaient pendant ce temps-là » et je n’aimerais pas être à leur place quand il leur faudra répondre.

Éric Hazan

Dix ans d’une vie dans les cartons

mardi 20 janvier 2009 :: Permalien

Il y a dix ans, j’ai emménagé dans un petit studio en fond de cour, près de la mairie de Montreuil. À l’époque, je n’aurais jamais imaginé que je resterais aussi longtemps au même endroit. Dans cet appartement, c’est presque toute ma vie qui a défilé : punk rockers du monde entier venus jouer à Paris lors de concerts de solidarité, militants libertaires et anarcho-syndicalistes de passage, copains et copines de tous horizons. Le souci, c’est qu’à force d’accumuler les livres, les disques ou le matériel de sonorisation, ça ne devenait franchement plus vivable. Et puis la vie à deux dans un espace confiné, c’est franchement impossible. Alors, on s’est mis en quête d’un nouveau lieu pour stocker tout ça et on a fini par trouver. Il y a même un bureau et c’est encore à Montreuil, cette ville métissée et vibrante qu’on aime tant.

Ces temps-ci, en rangeant mes quelques centaines de livres – mon seul capital –, je redécouvre mes écrivains fétiches (qui mêlent souvent révolte et évasion). Il y a là tout Jorge Amado, Camus bien entendu, presque tous les titres de Vaneigem. Et puis Selby, Cohen, Traven, London. Je range aussi les sciences humaines par éditeur (Spartacus, L’Insomniaque, Maspero, La Fabrique…) et je me dis invariablement que ces livres sont autant de mèches qui brûleront le vieux monde.

PS : « Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu. » (Brecht)

N.N.

Quand la littérature avait de l’estomac…

mercredi 7 janvier 2009 :: Permalien

Les femmes avaient paru, près d’un millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelles lasses d’enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l’agitaient, ainsi qu’un drapeau de deuil et de vengeance. D’autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières, brandissaient des bâtons ; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes déboulèrent ensuite, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d’un seul bloc, serrée, confondue, au point qu’on ne distinguait ni les culottes déteintes, ni les tricots de laine en loques, effacés dans la même uniformité terreuse. Les yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant la Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des têtes, parmi le hérissement des barres de fer, une hache passa, portée toute droite, et cette hache unique, qui était comme l’étendard de la bande, avait, dans le ciel clair, le profil aigu d’un couperet de guillotine.
— « Quels visages atroces ! » balbutia Madame Hennebeau.
Négrel dit entre ses dents :
— « Le diable m’emporte si j’en reconnais un seul ! D’où sortent-ils donc, ces bandits-là ? »
Et, en effet, la colère, la faim, ces deux mois de souffrance et cette débandade enragée au travers des fosses, avaient allongé en mâchoires de bêtes fauves les faces placides des houilleurs de Montsou. À ce moment, le soleil se couchait, les derniers rayons d’une pourpre sombre ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du sang, les femmes, les hommes continuaient à galoper, saignants comme des bouchers en pleine tuerie.
— « Oh ! superbe ! » dirent à demi-voix Lucie et Jeanne, remuées dans leur goût d’artistes par cette belle horreur.
Elles s’effrayaient pourtant, elles reculèrent près de Madame Hennebeau, qui s’était appuyée sur une auge. L’idée qu’il suffisait d’un regard entre les planches de cette porte disjointe, pour qu’on les massacrât, la glaçait. Négrel se sentait blêmir, lui aussi, très brave d’ordinaire, saisi là d’une épouvante supérieure à sa volonté, une de ces épouvantes qui soufflent de l’inconnu. Dans le foin, Cécile ne bougeait plus. Et les autres, malgré leur désir de détourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand même.
C’était la vision rouge de la révolution qui les emporterait tous, fatalement, par une soirée sanglante de cette fin de siècle. Oui, un soir, le peuple lâché, débridé, galoperait ainsi sur les chemins et il ruissellerait du sang des bourgeois, il promènerait des têtes, il sèmerait l’or des coffres éventrés.

Émile Zola (1840‑1902),
Germinal (Ve partie, chapitre V), 1885.