Le blog des éditions Libertalia

Super-héros, une histoire politique dans CQFD

vendredi 15 février 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans CQFD, janvier 2019.

Liberté, égalité, super-pouvoirs

La kryptonite, c’est politique

William Blanc est un super-historien. Carrément surprenant. Après avoir désossé la figure de Charles Martel, le voilà qui essaie de concilier critique sociale et comic book. Super-héros, une histoire politique (Libertalia) rameute le minot qui sommeille en nous.

En juin 1938, sur la couverture d’Action Comics, on peut voir un mastard à cape soulever à bras nus une bagnole. Au premier plan, un citoyen s’enfuit, la tête entre les mains, à la fois terrifié et fasciné par l’irruption soudaine de cet hercule à force de taureau. Non seulement l’humanoïde en collant fait montre d’une force surhumaine, mais il défie aussi les lois de la gravité. De quoi coller berlue et infarctus. La condition humaine en prend pour son grade : nous ne sommes pas seuls dans l’univers. Juste avant son effondrement, la planète Krypton nous envoie un de ses rejetons : Superman déboule sur les étals des kiosquiers amerloques. Et il fait un carton. Plus de quatre-vingts ans après, l’alien aux maxillaires carrés et à gomina extra-forte continue de fasciner les foules.

Le Kryptonien reste cependant une exception. S’il ouvre le chemin à une multitude de suivistes bodybuildés et costumés, la cohorte grandissante des super-héros sera en grande majorité issue du sérail humain. Tantôt équipés d’armures et de gadgets, tantôt « augmentés » lors d’expériences scientifiques, ces justiciers hors-normes n’auront de cesse de sauver l’humanité des inépuisables menaces ourdies par leurs avatars maudits : les super-vilains. Combats aériens, explosions homériques, sauvetages chevaleresques : on pourrait réduire les comics à une simple expression puérile, celle d’un combat binaire entre le bien et le mal. Ce n’est pas le pari que fait William Blanc, historien médiéviste spécialisé dans les cultures populaires, bien décidé à tracer les jalons d’une histoire politique des super-héros.

Super-meufs sur le ring

« Dès la fin des années 1930, se voulant membres actifs d’une démocratie moderne, les auteurs de comics se sont servis de leur médium – art populaire méprisé par la culture dominante – pour donner leur point de vue sur le monde. […] Réalisés pour des masses urbaines par des auteurs venus – pour beaucoup – de milieux défavorisés, les comic books ont souvent été perméables aux débats agitant les sociétés qui les ont vu naître. » L’entre-deux-guerres baigne en pleine idéologie du progrès – technique, social, politique. Débarquant des étoiles et bardé d’une morale et de muscles d’acier, Superman est là pour nous montrer la voie – pas toujours lactée malheureusement. William Blanc insiste sur cette contradiction dont le surhumain ne peut jamais se départir : « Émancipé des contraintes de la condition humaine, il peut être à la fois force bénéfique, respectant les individus sans capacités supérieures, ou bien un sur-être oppressant et destructeur. » Placés hors-champ du commun des mortels, les super-héros soumettent les sociétés humaines à une tension permanente. Adulés ou craints, ils portent en eux l’ambiguïté de germes tout autant émancipateurs que destructeurs. Le trombinoscope offert par William Blanc nous permet ainsi d’approcher les figures de Captain America, patriote US rétameur de nazis ; du Punisher, vétéran du Vietnam aux névroses homicides ; Wonder Woman, égérie féministe hyper-sexualisée ; Luke Cage, cogneur du ghetto insensible aux balles, etc.

Il faut avoir grandi avec ces figures virevoltantes et hautes en couleur pour en saisir les nombreux arcanes et niveaux de lecture. Les super-héros sont des éponges : au fil des décennies, on les voit métaboliser les enjeux sociaux du moment. Porte-parole du féminisme des années 1930, Wonder-Woman doit faire avec la réaction patriarcale d’après-guerre. Accusant les comics de pervertir la jeunesse, le psychologue Fredric Wertham voit dans la wonder-meuf l’équivalent lesbien du pédéraste Batman : «  [Les femmes dans les comics] ne travaillent pas. Elles ne bâtissent pas de foyer. Elles n’élèvent pas de famille. L’amour maternel est totalement absent. » Wertham est l’auteur de Seduction of the Innocent (1954), bouquin dans lequel il livre une charge véhémente contre les bédés populaires. La Comics Code Authority est créée dans la foulée : les auteurs doivent composer dorénavant avec un comité de censure, véritable lessiveuse puritaine. Wonder Woman, elle, devra attendre la seconde vague du féminisme des années 1960 pour sortir de la naphtaline et jouer du biceps au milieu des super-mecs.

Quant à Wolverine, il incarne une des figures les plus équivoques du bestiaire super-héroïque. Celle d’un cow-boy griffu et mystérieux ayant servi de cobaye à l’armée. Le squelette rehaussé par une structure en adamantium (métal imaginaire indestructible), c’est comme si une partie de son humanité s’était lentement émiettée. Autrefois parée de toutes les vertus, la science accouche à présent de monstres tourmentés. Infaillibles au dehors et tout abîmés dedans. Prémonitoire.

Sébastien Navarro

États d’urgence dans le magazine Fisheye

vendredi 15 février 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans le magazine Fisheye, janvier 2019.

Collectif en état d’urgence

Revue, mais aussi collectif de six photographes, États d’urgence a pour mission de décrypter la réalité sociale. Lancé en novembre 2018 et édité par Libertalia, le deuxième volet aborde le brûlant sujet des migrations.

C’est dans l’urgence que le collectif s’est formé lors des manifestations contre la loi Travail et le mouvement Nuit debout, au printemps 2016. Avec l’envie de produire et de publier des images non illustratives, indépendamment du rythme de la presse quotidienne. « Nous ne sommes pas dans le commentaire. Nous ne sommes pas non plus des photographes engagés, c’est-à-dire que nous dénonçons l’injustice sociale en revendiquant la proximité des sujets. Pour ce faire, nous réalisons des projets au long cours. Derrière les statistiques et les mots-clés, il y a des gens. Nous souhaitons replacer l’homme au cœur des problématiques sociétales. Nous pensons la revue comme un objet d’échange » argumente Yann Levy, photographe autodidacte de 43 ans et fondateur de la revue tirée à 1 700 exemplaires par les éditions Libertalia. Dans ce collectif, on trouve aussi les photographes Valentina Camu, Valérie Dubois, Rose Lecat, Nnoman et Julien Pitinome.

Après un premier numéro consacré aux mouvements sociaux, le collectif a ouvert ses horizons. « La manifestation n’est pas le seul outil de contestation, précise Yann Levy à la lumière de la mobilisation des gilets jaunes. Avec ce second volume, nous faisons l’état de notre réflexion sur la société. » Cette affirmation fait écho aux mots de Sébastien Calvet, directeur photo du site Lesjours.fr, une des personnes interviewées dans ce numéro. « Il faut documenter la réalité sociale plutôt que la manifestation. Cette dernière n’est pas représentative d’une réalité sociale » ajoute le fondateur de la revue. Pour ce second opus, les photographes du collectif ont donc travaillé sur la migration.

Yann Levy rend compte de son séjour sur l’Aquarius, le bateau de sauvetage affrété par l’association SOS Méditerranée, immobilisé à Marseille après avoir sauvé 30 000 migrants depuis 2016. « La Méditerranée est devenue cet ogre avide des âmes en détresse. Elle ingurgite la misère du monde et vomit notre mauvaise conscience sur nos jolies côtes estivales. […]. La Méditerranée est un cimetière. Va-t-elle devenir un enfer ? » Une chronique accompagne ses images glaçantes et rend compte des combats quotidiens de milliers de migrants. Valentina Camu et Rose Lecat se sont rendues à la frontière franco-italienne à la rencontre des exilés et des bénévoles. « À la nuit tombée, une dizaine de réfugiés tentent de traverser la frontière, prenant toujours plus de risques pour ne pas être attrapés par la police. Certains ont trouvé une paire de chaussures de randonnée ou d’après-skis à leur taille, d’autres partirons en baskets, avec de la neige jusqu’aux genoux pour une traversée des cols d’au moins sept heures. » Julien Pitinome photographie, quant à lui, l’après-Calais. Car le démantèlement de la « jungle » ne signifie pas la fin des réfugiés, et les pressions des autorités à leur égard persistent. « Nous souhaitons revaloriser les luttes et les personnes qui sont en rupture », confie Yann Levy.

Alors que les citoyens sont tous les jours abreuvés de catastrophes planétaires, de crises géopolitiques et d’événements sportifs mondiaux, le collectif se propose de décrypter la réalité, en pointant son regard sur une société en particulier : la France. Un pays aux multiples urgences, en témoigne le titre du support. « Si États d’urgence renvoie à la situation dans laquelle la société se trouve, il fait aussi référence aux urgences sociales, écologiques, politiques et économiques du pays », précise le photographe à l’origine du projet. « Les calculs politiques, les théories sur l’appel d’air [selon lesquelles l’accueil et les aides aux migrants encourageraient les flux migratoires, ndlr] terminent d’achever celles et ceux qui ne veulent que fuir l’enfer, vivre en paix. Le seul appel d’air que l’on constate est celui de l’asphyxie, de la noyade. On meurt à nos frontières, et nous devrions rester étrangers à ces drames au risque d’être condamnés. Être étranger à l’humanité, être étranger à l’écologie, être étranger aux systèmes de solidarité, voilà l’injonction qui nous est faite ! Circulez, il n’y a rien à voir, rien à dire, rien à photographier », signe le collectif en préambule du deuxième volet de sa revue. Les photographes ne se réclament d’aucun parti politique, mais on les devine antisystème et profondément en empathie avec le sujet. En rassemblant leurs travaux (et leurs convictions) en un même outil, les auteurs transforment le lecteur en témoin d’un pays laissé à la dérive. Un objet résolument politique qui légitime le rôle de la photographie sociale.

Anaïs Viand

Urgence zapatiste

jeudi 10 janvier 2019 :: Permalien

Où (en) sommes-nous ?

Cette année, la célébration du soulèvement zapatiste du 1er décembre 1994, au Chiapas, s’est faite dans la gravité. En contraste étonnant avec les années précédentes, ce 25e anniversaire n’aura peut-être jamais autant rappelé l’atmosphère des événements qu’il célèbre. Les mots du sous-commandant insurgé Moisés, porte-parole de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), prononcés devant trois mille hommes et femmes en uniforme militaire, dont l’arrivée a été précédée de celle, à cheval, des commandants, ont parfaitement traduit l’ampleur de la menace qui, désormais, pèse sur l’autonomie. Une menace qui, en soi, n’est pas nouvelle, une menace à laquelle les zapatistes font face depuis qu’ils ont dissimulé leurs visages derrière des masques de laine pour se révéler à l’aveuglement et l’amnésie du monde. Mais une menace qui, depuis quelques semaines, a grossi, s’est intensifiée, au point d’exiger de l’EZLN cette célébration particulière, où la dignité a, cette fois, revêtu les traits de la sévérité et de la discipline.

Depuis le 1er décembre 2018, un nouvel homme s’est assis sur le trône du Mexique. Un homme dont l’élection, le 1er juillet 2018, a chassé la droite du pouvoir pour y installer la gauche, du moins « une gauche ». De celle qui s’accommode fort bien du capitalisme, qui ne jure que par les grands projets, invoquant jusqu’à la nausée le bien-être et les intérêts d’un « peuple mexicain » dont on ne devine pas très bien les contours, tant la politique de cette gauche-là semble vouloir écraser les plus faibles. Cette gauche, c’est celle d’Andrés Manuel López Obrador, dit « AMLO », 62e président des États-Unis mexicains, dont le jeu électoral, pétri de démagogie, n’a pas trompé les zapatistes, qui dénoncent depuis des années son double discours. 

Et pour cause. À peine parvenu au pouvoir, Andrés Manuel López Obrador a placé les peuples indiens du Mexique dans le viseur de sa politique, annonçant son intention de mener à bien des grands projets, qui menacent autant les écosystèmes que les communautés. Parmi ces démesures, celle qu’il appelle « le Train maya » s’érige autant en arme de guerre contre l’autonomie zapatiste qu’en symbole d’un mépris pour les cultures indiennes, réduites à l’état d’objet culturel à monétiser. Ce train absurde au coût faramineux (jusqu’à 7 milliards d’euros), présenté comme un tremplin pour relancer l’activité touristique dans le sud du Mexique, entend relier les principaux sites archéologiques et naturels mayas du pays. Bilan : 1 500 kilomètres de voie, dont 854 kilomètres sont encore à construire. Une culture maya muséifiée et bétonnée que López Obrador entend célébrer sur la destruction des communautés actuelles, celles des peuples mayas bien vivants et pour partie en rébellion, peu enclins à se laisser enfermer dans des cages de verre et une histoire qu’on leur voudrait terminée. 

Le 16 décembre 2018, pour inaugurer le lancement de son Étoile de la mort à lui, Andrés Manuel López Obrador a choisi le site de Palenque. Un choix guère anodin, puisque cette petite ville très touristique se trouve à proximité du caracol Roberto-Barrios, poumon de la rébellion zapatiste dans cette partie nord du Chiapas. C’est ici que le mépris et le ridicule se sont invités, en particulier quand, avec un cynisme qu’on ne connaît qu’aux puissants, le nouveau président s’est prosterné devant « la Terre Mère », s’adonnant à un rituel virant à la parodie, sinon à la dérision… Mais derrière ce spectacle affreux se cache aussi la menace à peine voilée d’une agression des communautés zapatistes, implantées en territoires mayas, que l’EZLN prend très au sérieux, ainsi que le Congrès national indigène (CNI). 

L’année 2018 s’est achevée sur cette note terrible et, en territoire autonome et rebelle, l’année 2019 aura été lancée avec l’affirmation d’une volonté de résister et de se battre. Et les zapatistes ont des ressources en la matière, dont certaines qu’ils taisent depuis plus de deux décennies. L’enjeu est de taille : pour les zapatistes, bien sûr, pour l’ensemble des peuples indiens du Mexique et des Amériques, mais aussi pour toutes celles et tous ceux qui, dans le monde, se dressent contre les engins de destruction du gigantesque chantier capitaliste. Depuis vingt-cinq ans, ces paysans des jungles du Sud-Est mexicain n’ont de cesse de porter une révolution étonnante, née dans le bruit des fusils et le vent des montagnes. Une révolution qui transforme autant leur quotidien qu’elle a chamboulé, et chamboule encore, les dynamiques de transformation sociale à l’œuvre sous d’autres latitudes, s’émancipant des discours idéologiques, des dogmes politiques et des standards d’une révolution formatée. Aujourd’hui, l’autonomie zapatiste, qui a fait de la parole et de l’écoute les principaux artisans de la construction d’une société dont la justice et la liberté sont les piliers, est l’expérience révolutionnaire la plus aboutie du XXIe siècle, par sa durée, son ampleur géographique et, surtout, le bien-être, symbolique comme charnel, qu’elle parvient à cultiver. Une expérience qui se remet en cause en permanence, sans pour autant que le doute la paralyse : au contraire, en vingt-cinq ans, l’autonomie, cette contagion rebelle, s’est étendue, s’est consolidée, en se coordonnant et s’ouvrant toujours un peu plus au(x) monde(s). Et elle devrait s’imposer à nous comme telle ; non pas comme modèle à décalquer, mais comme une boussole et un refuge, un livre où puiser des paroles et lire des histoires pour construire, dans nos géographies et selon nos calendriers, notre émancipation. 

Pourtant, « nous sommes seuls », a déclaré le sous-commandant insurgé Moisés ce 1er janvier 2019. Et à plusieurs reprises. 

Alors, où sommes-nous ? Où en sommes-nous ?

Guillaume Goutte
Syndicaliste français
Auteur de Tout pour tous ! L’expérience zapatiste, une alternative concrète au capitalisme (Libertalia, 2014)
et Vive la syndicale ! Pour un front unique des exploités (Nada, 2018).

Entretien avec Jacques et Nicole Lesage de La Haye

lundi 7 janvier 2019 :: Permalien

Cet entretien a été réalisé par Nicolas Norrito et Géraldine Doulut et publié dans le douzième numéro de Barricata, fanzine antifasciste et libertaire, en juin 2004.
Il figure en annexe de L’Abolition de la prison (Libertalia, 2019).

 

L’Abolition de la prison - Illustration de Bruno Bartkowiak

Entretien
avec Jacques et Nicole Lesage de La Haye (2004)

Depuis quand existe l’émission « Ras les murs » ?

Jacques : Depuis 1989. À Radio libertaire (RL), il existe une émission sur la prison depuis la création de la radio, en 1981. La première équipe comprenait Floréal. En 1988, une autre émission a commencé, remplacée en 1989 par « Ras les murs ». Ce sont les anciens du Comité d’action des prisonniers (CAP), notamment Nicole et moi, qui avons été contactés pour lancer une nouvelle mouture de l’émission. Comme technicien, on a demandé à Bernard de nous rejoindre, déjà technicien à RL.

Nicole : À la suite d’une décision de congrès de la Fédération anarchiste (FA), les animateurs d’émission doivent appartenir à la FA. Nous étions anarchistes, mais pas à la FA. Nous sommes entrés au groupe historique Camillo-Berneri, dont Pascal, de « Ras les murs », est également membre, ainsi que Serge Livrozet, un autre fondateur du CAP dans les années 1970.

Vous avez déjà évoqué plusieurs fois le CAP en peu de temps. On peut en savoir un peu plus sur ce comité ?

Jacques : Avant le CAP, il faut signaler qu’il y a eu le Groupe informations prisons (GIP), en 1971, avec Michel Foucault, Pierre Vidal-Naquet, Daniel Defert, quelques taulards, moi-même. Cela a duré un an. On a fait quelques brochures, notamment Les Intolérables. Cahier des revendications des mutineries de l’année 1971, un manuel de l’arrêté, il y en a eu trois ou quatre depuis, mais c’était le premier. Est arrivé Serge Livrozet qui sortait à l’époque de la centrale de Melun (c’est maintenant un centre de détention), Serge considérait qu’il n’était pas question que les intellectuels donnent la parole aux taulards, seuls les taulards ont le droit de parler de la taule. Les gens comme Foucault étaient mal à l’aise, ils nous ont rejoints. Entre-temps, ils ont créé l’Association pour la défense des droits des détenus (ADDD). J’ai rejoint le CAP en considérant que c’était aux taulards de prendre leur lutte en main, même si je n’étais absolument pas contre les intellectuels. Souviens-toi qu’il y avait beaucoup de mouvements spécifiques à l’époque (handicapés, MLF, Comités français immigrés, le Groupe informations asiles, etc.).

Nicole : Précisons que pratiquement tous ces mouvements étaient d’obédience libertaire.

Toi, tu étais en prison quand ?

Jacques : Je suis tombé en 1957, je suis sorti en 1968. J’ai ensuite essayé de survivre en faisant plein de boulots de merde, docker, déménageur… En 1957, j’avais 18 ans. Je suis sorti à 30 ans et c’est là que j’ai débuté comme un fou ma vie militante. Ma seule prise de conscience politique en prison, c’était l’idée de créer un syndicat de prisonniers, idée qui n’a émergé qu’en 1985 avec l’Association syndicale des prisonniers, créée par les taulards eux-mêmes. Elle rassemblait 1 700 taulards sur les 42 000 de l’époque. Le président était Jacques Gambier, à Fleury-Mérogis. Ils m’ont demandé d’être le président extérieur. Il n’y avait rien en prison, pas de télévision, pas de journaux, rien avant 1974…

Nicole : Et puis Jacques était un petit voyou…

Jacques : Oui, j’étais un casseur braqueur. C’est la répression qui a entraîné chez moi une prise de conscience. J’étais déjà anar, je le suis devenu vers 17 ans, mais je pensais que l’anarchisme, c’était la bande à Bonnot. J’avais tenté de rejoindre les communistes, je suis même allé jusqu’en Roumanie. Comme on m’a coursé avec des mitraillettes, je me suis dit que je ne pouvais pas être avec ces gens-là… Mes prises de conscience datent de 1971-1972, du GIP. Ensuite, toutes les actions du CAP étaient franchement libertaires et vraiment offensives. Cela reste pour moi l’exemple de la lutte anticarcérale, sachant que tout ce que j’ai vu ou fait depuis n’est que de l’ersatz de pacotille, je ne suis pas nostalgique, je suis simplement un peu désespéré politiquement de voir la merde dans laquelle on surnage aujourd’hui quand on demande l’abolition de la prison. Je reste sur les mêmes positions qu’au CAP, où on se battait pour l’abolition, avec des militants qui, eux-mêmes, se battaient à l’intérieur des prisons comme des fous, c’était fantastique.

Tu peux nous parler des luttes des prisonniers dans les années 1970 ?

Jacques : Il y a eu plein de mutineries en 1974, il y en a eu partout. Il faut dire que les maos venaient d’être arrêtés, Livrozet était mao à la base, il a ensuite basculé vers le courant libertaire. Quand on voit tous les gens du Mouvement du 23 mars, peu étaient libertaires…

Quel 23 mars ?

Jacques : 23 mars 1968 ! Oui, on a eu un autre 23 mars, nous, en 1979, à l’Opéra. C’était la fin de mon rêve. J’ai compris ce jour-là qu’on ne ferait pas la révolution. Jusque-là, j’y croyais. Le 23 mars 1979, on était 400 000 à manifester, il avait les sidérurgistes de Longwy, et nous, les autonomes ; tout a été pété, ça a été la mise à sac d’une partie de la ville de Paris, mais c’était pas la révolution. On a continué l’autonomie un an… Mais pour revenir au CAP, il y avait sans arrêt des plateformes de revendication : abolition du mitard, abolition du prétoire, abolition des quartiers d’isolement, droit d’association, parloirs intimes, tarifs décents pour les travailleurs (l’équivalent du smic), soins médicaux et dentaires corrects, bref, des plateformes en dix points, mais pharaoniques par rapport à ce qu’on ose maintenant ! On réclame une douche de plus, c’est un peu désolant tout ça… Les détenus faisaient leurs revendications, quand l’administration les repoussait, ou pire ne les entendait même pas, ils passaient à l’action et cramaient entièrement les taules. En 1974, 35 taules ont brûlé, il y a eu 100 blessés et huit morts chez les détenus, aujourd’hui, on ne s’en souvient pas ! C’est une époque où on a pu rêver, croire que c’était possible, parce que c’était comme ça en prison et dans la rue. On était 30 au CAP, mais par exemple 800 à Colmar pour soutenir Serge Livrozet qui avait hurlé : « Pourriture de justice française ». Tu connais un appel sur les luttes anticarcérales où on est plus de 30 aujourd’hui ? Ou alors, on est aidé, parce que d’autres gens sont là pour autre chose, comme ça, on croit qu’on est 800.

Je ne connais pas grand-chose de Livrozet, j’ai juste lu De la prison à la révolte.

Nicole : C’est le meilleur, un super bouquin. Tu peux aussi lire Hurle et La Dictature démocratique.

Jacques : En 1974, Livrozet est un des principaux animateurs du CAP, il fait des débats partout, des articles fracassants dans le Journal des prisonniers qui sort tous les mois…

Nicole : Qui est vendu à la criée devant les prisons et qui devait être diffusé entre 5 000 et 10 000 exemplaires.

C’était vendu devant les prisons ? !

Jacques : Oui, mais on se faisait embarquer, on était jeté dans la campagne, sans transport, on ­rentrait à 3 heures du mat. Les ventes étaient très organisées, il y avait le groupe de Fresnes, le groupe de la Santé, le groupe de Fleury… En 1974, il y a eu aussi la mobilisation de la prison de Mende, contre le quartier d’isolement, on parlait alors de Mende comme du « chef-lieu de la Lozère et de la torture ». Mes 120 étudiants de Vincennes se sont répartis en quatre groupes de 30, ils ont vendu tous les journaux du CAP dans toute la fac de Paris-VIII, c’était autre chose que les étudiants ou les profs d’aujourd’hui, en connivence avec les entreprises ! Grâce à cela, on a pu affréter un bus de 60 militants, les autres sont descendus en voiture, et 500 personnes ont tourné une heure autour de la prison, Livrozet haranguait les détenus avec son mégaphone, et ils répondaient. Les opérations étaient à la hauteur des luttes de l’époque. Chaque action était un coup de poing. Les gens de l’intérieur se battaient vraiment, et ceux de l’extérieur étaient efficaces. Il n’y avait pas cette espèce de queue de comète des luttes d’aujourd’hui, qui fait qu’il y a des tas de groupes qui n’arrivent pas à s’entendre ensemble. Il y avait un mouvement de lutte qui était le mouvement anarchiste du Comité d’action des prisonniers, qui officiait bille en tête contre la prison.

Nicole : Aujourd’hui, tu as plein de groupuscules, mais cela ne donne rien, il y a trop de dissensions. Avant, quand le CAP lançait un appel, il était suivi…

Toi, Nicole, tu faisais également partie du CAP ?

Nicole : Oui, mais vers la fin. Le CAP a duré de décembre 1972 à février 1980. Moi, j’y suis arrivée en 1977. Il faut bien comprendre qu’à l’époque, 10 à 15 % de la population carcérale se battaient. Or, nous, on ne se battait pas pour des prisonniers mais contre la prison, institution totalitaire !

Jacques : On ajoute que « tout prisonnier est politique ». En 1985, l’Association syndicale des prisonniers a fait la synthèse entre politiques et droits communs en affirmant que tout prisonnier était d’abord un prisonnier social.

Nicole : Ce concept de prisonniers sociaux est repris aujourd’hui par le collectif Ne laissons pas faire.

J’aimerais bien que tu nous parles de ton livre, La Guillotine du sexe.

Jacques : Il faut savoir qu’ayant fait partie des taulards démolis psychologiquement, affectivement et émotionnellement par la prison…

Nicole : Ce que les détenus ne veulent pas reconnaître !

Jacques : J’ai été éminemment détruit par mes onze ans et demi de taule. Parmi les causes de ma destruction, un des facteurs prévalant a été la frustration affective et sexuelle. Ayant fait mes études en taule, bac, licence ès lettres mention psychologie, j’ai choisi comme sujet de thèse de doctorat la frustration affective et sexuelle du détenu. Je ne l’ai jamais soutenue, j’ai tellement travaillé, milité et vécu que j’ai plutôt…

Nicole : Et baisé… que tu n’as pas eu le temps…

Jacques : Oui, mais pour rattraper onze ans et demi de frustration, il faut baiser pendant cinquante ans ! Même ainsi, cela n’a rien réparé, il y a toujours un manque définitif, et en cela, on rejoint le concept lacanien, on a compris qu’on a terminé sa thérapie quand on s’aperçoit qu’on sera toujours en manque. Cette idée-là m’a amené à interviewer 60 codétenus, c’était à la centrale de Caen, 50 à l’intérieur et 10 dehors, en semi-liberté. C’est ce qui a permis qu’en 1978 la parution de la première édition de La Guillotine du sexe. Il a été réédité deux fois, aux éditions du Monde libertaire, puis aux éditions de l’Atelier. Il essaie d’expliquer pourquoi une frustration affective et sexuelle finit par créer une espèce de circuit cybernétique autoérotique où l’émetteur est son propre récepteur et fonctionne en vase clos, ce qui fait qu’après, il est incapable de fonctionner dans la relation duelle. Le regard de l’autre est pour lui une accusation. Son univers est un univers de solitude et de désespoir. J’ai appelé cela le syndrome de sur-sollicitation, et j’ai cité une quinzaine de cas. Ce livre a bien marché. J’ai voulu transformer cela en roman, avec un type qui ressemble à Tapie, il s’appelle Gérald et s’en sort brillamment après douze ans de taule. Il est complètement destroy avec les nanas, il ne fait que des conneries, se plante, car il est en décalage complet, affectivement et sexuellement, avec ce qu’il est socialement. Je n’ai pas réussi mon opération. Il n’y a eu que 700 exemplaires de vendus de L’Homme de métal, alors que La Guillotine du sexe a été diffusée à 11 000 exemplaires. C’est pour moi un échec très douloureux, car je pensais que sous forme de roman, ce serait davantage lu que sous forme d’essai.

Est-ce que tu peux m’expliquer ce que signifie pour toi, concrètement, l’abolition de la prison ?

Jacques : En tant qu’anarchistes, c’est un principe, on ne peut accepter aucun internement psychiatrique, intellectuel, carcéral, l’enfermement du handicap, etc.

A-t-on déjà connu une société sans prison ?

Jacques : Il y a des sociétés tribales. Tu lis ça dans Tristes tropiques de Claude Levi-Strauss.

Nicole : Chez les Kanaks, il n’y a pas de prison. La prison existe car on a créé une société de consommation, où il y a des biens…

Connaissez-vous un exemple d’expérience libertaire sans prison ?

Nicole : Non ! Durruti a ouvert les prisons, il laissait une chance aux mecs. S’ils recommençaient, ils avaient droit à une balle dans la tête, c’était un peu expéditif !

Revenons à l’argumentaire anti-prison.

Nicole : La seule chose qu’il faut dire, c’est que s’il y avait moins d’inégalité sociale, il n’y aurait pas de prison, et s’il y avait une éducation sexuelle, il y aurait moins de problèmes de déviation sexuelle. Mais reprenons point par point. Parlons des 61 000 détenus. Premièrement, la prison est faite pour les pauvres. Avec plus d’égalité économique, tu supprimes une partie des détenus. Deuxièmement, si tu légalises la drogue (comme l’alcool et les médicaments aujourd’hui !), toute une partie de la population carcérale disparaît. Troisièmement, 30 % des mecs sont en prison pour raisons psychiatriques. Il faut qu’ils soient suivis. Enfin, quatrièmement, en 1999, 5 000 personnes n’étaient incarcérées que pour des problèmes de papiers ! Ce n’étaient pas des délinquants ! Si tu ajoutes à cela ceux qui, sans papiers, ne peuvent pas travailler et se livrent à des délits, et bien, objectivement, il reste des vrais loubards, des prédateurs, mais qui n’ont pas toujours été des voyous, mais des délinquants.

Jacques : Charlie Bauer était un petit délinquant des quartiers nord de Marseille avant de devenir le lieutenant de Mesrine…

Nicole : Avec une Éducation nationale un peu réformée, il ne resterait en prison que 5 % des détenus. Il faudrait prendre des mesures d’éloignement pour ceux-là, avec toute une prise en charge psychologique, éducative pour, sans danger, les remettre ensuite dans la vie publique. Mais il faudrait s’en occuper réellement, les prendre en compte ! Alors que là, on te fiche des milliers de gens dans les taules, ils passent la journée à se défoncer aux médicaments, à fumer du shit et à regarder la télévision. Ceux qui sont pauvres sortent encore plus pauvres qu’ils ne l’ont été, avec des maladies chopées en taule. Ils se retrouvent du jour au lendemain à la rue, sans rien ! C’est le cercle vicieux. La société se sent protégée ainsi, c’est une mascarade. Si on faisait tout ce qu’on vient d’évoquer, ce serait une révolution. Et c’est ce qu’on demande ! Une grille des salaires différente, une révolution sociale. C’est aujourd’hui, et pas dans une société anarchiste de demain, qu’on pourrait mettre en place tout cela !

Jacques : Ce que je vais ajouter n’est pas du tout opposé. Tout d’abord, il y a une brochure qui a été publiée sur ce thème : Déviance en société libertaire, éditions ACL (1993). Premièrement, si on prétend être humain, que penser d’une institution où il y a sept fois plus de suicides que dans la société ? Et au mitard, on se suicide sept fois plus que dans la prison classique, donc 49 fois plus que dehors ! Une institution comme celle-là n’est pas défendable ! Deuxièmement, la récidive oscille entre 50 et 70 %. Existe-t-il une seule entreprise en société capitaliste, puisque hélas, nous sommes dans une société capitaliste, qui puisse se permettre un tel échec ? Troisièmement, en ce qui concerne les jeunes, c’est le plus important. Lorsqu’ils sont primaires, ils ne récidivent qu’à 50 %. Mais dès lors qu’ils retombent, le taux de récidive passe à 70 %. Les multirécidivistes, c’est-à-dire trois délits ou plus, récidivent à 90 %. Que penser d’une institution qui échoue à 90 % ? Elle est indéfendable politiquement et économiquement !
Maintenant, remettons en place tous les arguments de Nicole. Sans-papiers, usagers de drogue, délinquants économiques, baisse de la grille des salaires de 1 à 2 au lieu de la grille actuelle qui va de 0 à 100. Tout le monde aurait de quoi vivre. Ceux qui veulent bosser davantage auraient un peu plus. Peinture, musique, poésie, bref la création, seraient considérées comme un travail ! Dans une société comme la nôtre, il est possible que tout le monde gagne, de la naissance à la mort, entre 1 200 et 2 000 euros. Si on reprend le calcul de Nicole, la population carcérale tomberait à 5 000 détenus !
Et là, j’entends déjà le « qu’est-ce que vous feriez si on violait votre fille, vous le mariole, vous l’abolitionniste ? » Eh bien, la chose est réglée théoriquement. À la Fédération française de santé mentale, on a créé, avec le docteur Roland Broca et les 80 spécialistes français, québécois et belges, une commission d’éthique pour le traitement des criminels sexuels. J’ai eu des criminels sexuels en thérapie. Ce n’est pas ce qu’on raconte dans les médias. Là, les médias, c’est de l’ordure, c’est pour vendre du papier ou faire de l’audimat. Relisez La Dictature de l’audimat, de Noël Mamère, il a dit la vérité, à l’époque.
Si tu t’occupes de ces gens-là, tu commences déjà par la victime. Tu ne tiens pas un discours politique démagogique (« votez pour moi, je vais vous mettre de la sécurité, il n’y aura plus de victimes »), l’être humain ne changera pas, il aura toujours des tendances criminelles car il veut posséder, il veut prendre, il veut imposer sa loi et son pouvoir. Si on prend en compte la victime, que demande-t-elle ? Que tu souffres et que tu ailles en prison ? Alors il y a un travail de prévention et d’éducation à faire, ce n’est pas la souffrance du criminel qui va réparer la souffrance de la victime. Il faut arriver à la vraie réparation, c’est la culture « Ras les murs », et cela commence toujours par le livre Peine perdue, de Louk Hulsman publié en 1982 aux éditions Centurion, et par le livre La Réparation de Maryse Vaillant, éditée en 1999 par Gallimard, par une chercheuse-psychologue du CNRS. C’est une personne qui a permis que se mette en place en France l’Association de médiation pénale, où effectivement délinquant et victime se rencontrent. On demande à la victime ce qu’elle souhaite comme réparation, et c’est souvent de l’argent, des soins, un travail pour la maison, pour la famille, une reconnaissance de la souffrance infligée, mais ce n’est pas la détention, ce n’est pas la mort lente ! Que remarque-t-on, chose stupéfiante ? Que ceux qui ont été criminels jusqu’à avoir des traits pervers, sans parler du grand pervers qui lui ne prendra pas conscience, ceux qui sont appelés « psychopathes caractériels », en entendant la souffrance de la victime, sont renvoyés à ce qu’ils ont nié en eux, leurs propres souffrances, celles qu’ils ont connues, petits, et qui sont à l’origine de leurs crimes sexuels. Ils sont tellement démolis, qu’il y a une période de décompensation, et à ce moment-là, on peut amener l’incitation à la rencontre qui débouchera sur la thérapie bifocale (avec deux thérapeutes), le traitement médical et le traitement psychologique. Le délinquant, bousculé par la prise de conscience de la souffrance infligée à l’autre, qui l’a tout simplement renvoyé à la sienne, est prêt pour la réparation. J’ai eu un criminel sexuel, sa réparation symbolique a consisté à travailler pour des associations humanitaires. Le traitement est long, suivi, mais efficace. Il faut créer des lieux de thérapie, il ne sert à rien de mettre des peines de quinze ou vingt ans de prison, car on va libérer au bout de vingt-trois ans un type qui va revioler et tuer. De telles peines, c’est du laxisme. En revanche, quand on s’aperçoit qu’il va mieux, et ce n’est pas le thérapeute qui décide, mais un expert extérieur, on continue la thérapie, mais dehors. Les gars sont dans la rue, et ils ne violent personne ! Face au dernier carré de détenus, ceux qu’on nous met systématiquement dans la gueule, on répond : thérapie bifocale dans des lieux alternatifs.
Nous, on a voulu créer ce lieu alternatif dans le Val-de-Marne, on a fait les démarches nécessaires, mais cela a été refusé, pour des raisons politiques évidemment. Ce serait très emmerdant que l’ultime argument pour l’abolition de la prison réussisse, car il faut que la prison existe pour gérer les populations, pour manipuler les pauvres. Je te renvoie au livre Les Prisons de la misère de Loïc Wacquant. Le meilleur moyen d’éradiquer la pauvreté dans les sociétés capitalistes, c’est de la foutre en prison… La prison est un spectre, une menace, c’est un des leviers de manipulation les plus puissants de la dictature démocratique !

Est-ce qu’on peut maintenant parler un peu de l’autonomie ?

Jacques : En 1974, tous les mouvements dont on parlait tout à l’heure se rassemblent pour créer la Fédération de lutte des actions marginales, la Flam. Les leaders se sont tellement foutus sur la gueule que cela a échoué. En revanche, à Vincennes, peu après, on crée Marge, avec un discours radical. Tous les libertaires, délinquants, toxicomanes, étrangers, sortants de psychiatrie, femmes, pédés, c’était Marge ! On a lancé un journal et des actions tout de suite spectaculaires : occupation des ambassades d’Espagne, d’Allemagne de l’Ouest, d’URSS. On dénonçait le franquisme, l’autoritarisme de la RFA, notamment l’exécution des militants de la Fraction armée rouge (RAF). Notre troisième occupation fut celle de l’ambassade russe pour dénoncer le goulag. Je me suis retrouvé en taule, ainsi que Walter Jones. Le comité de soutien fut monstre et la lutte fantastique. On est passé en appel. Pendant l’audience, entre 150 et 200 personnes se battaient avec les gardes mobiles à coups de barrières métalliques, et on s’est retrouvé tous les deux avec du sursis. Après cela, la faculté de Vincennes et l’hôpital de Ville-Évrard ont voulu me virer en évoquant mon casier judiciaire. Après une longue lutte, on a reblanchi mon casier. Durant ce combat, en 1976, on décide, avec l’Organisation communiste libertaire (OCL), de créer l’autonomie pour soutenir l’avocat de la Fraction armée rouge, incarcéré. Le journal Marge représentait les anarchistes du courant dit « Désirant ». Dans l’autonomie, il y avait trois courants : l’OCL, c’était les politiques ; le courant « Camarades » représentait les marxistes-léninistes, on les appelait les « militaros » ; et nous, les « Désirants », ils nous appelaient les « Délirants ». Marge, c’était très stirnérien, mais dans les références, on avait Bakounine, Voline, Kropotkine… Si en France, on a parlé du goulag, c’est grâce à notre action.

Vous étiez quasiment situs !

Jacques : On était tout à fait situationnistes. On a fait des trucs complètement fous. Je pense à une manif de 1981 où les banderoles de tête étaient « Les chômeurs en prison » et « Non aux manifs », ainsi que « Rétablissons l’esclavage et le droit de cuissage ». On avait des tracts et des slogans épouvantables : « Les violeurs et la police avec nous ». On dansait et chantait sur « Nous voulons mourir au travail ». Voilà, ça, c’était une manif situ, et on en a fait beaucoup d’autres. Sur la psychiatrie, sur la prostitution, sur la prison, on a organisé des actions, à Marge, puis dans l’autonomie, comme le Rassemblement international de Strasbourg de 1978 où on a testé les premiers cow-boys sur leurs motos, armés de matraques, les voltigeurs…

Nicole : À Strasbourg, on a vu pour la première fois comment les flics pouvaient fermer une ville pour empêcher des gens de toute l’Europe de venir manifester. Les autonomes allemands, belges, suisses et italiens ont été bloqués aux frontières, le car d’autonomes parisiens a été stoppé à un péage. On s’est retrouvé parqué dans un quartier, à 800, face à 2 500 CRS, on a beaucoup couru. L’illustration de notre discours théorique, c’était le refus de l’Europe des flics.

Et le journal Marge ?

Jacques : On éditait des numéros sur la toxicomanie, sur la délinquance, sur les femmes…

Nicole : Ce n’était pas qu’un journal, c’était un groupe de personnes qui vivaient en squat. On faisait de la réappropriation dans les magasins de bouffe…

Un petit retour sur la manif de 1979 ?

Nicole : Les mecs de Longwy, c’étaient des balaises, et puis ils crevaient la dalle, ils avaient la haine, ils n’en pouvaient plus. On est parti de Pantin le matin…

Vous m’avez dit que vous étiez non violents, pourtant, l’image habituelle de l’autonome, c’est plutôt le mec casqué qui va au carton…

Nicole : Quand en face de toi, tu as les chars de l’État, même si tu es non violent, tu n’y vas pas avec une rose…

Jacques : On espérait une révolution, refaire 68 en mieux ! Tu peux être non violent en général, mais si tu décides, lors de l’embrasement de la guerre, lors de l’insurrection, d’être non violent, tu es complice de l’État qui va écraser tes camarades. On pensait renverser l’État, c’était la guerre sociale… Pour arriver à un système autogéré qui lui serait non violent, il fallait s’opposer aux flics, aux chars, aux gouvernants… Le lendemain de la manif, j’ai compris que c’était voué à l’échec. On a dissous l’autonomie, Marge et le CAP en 1980. Il y avait des gens avec nous qui étaient autoritaires, épris de pouvoir, on savait qu’on finirait par se battre avec eux. Il y avait seulement l’OCL entre les marxistes et nous. Si on avait pris le pouvoir, on aurait fini par s’étriper, se tuer jusqu’au dernier.

Nicole : Vers la fin, t’avais autant d’autonomes que de flics. Et attention, c’était supermacho, dans les réunions, tu n’avais plus que les mecs qui parlaient.

Action directe, ça vient de là, non ?

Jacques : Action directe, c’était le courant Camarades. Quand on a tout dissous, ils ont dit : « Nous, on ne s’arrête pas. » Ils ont voulu continuer la lutte sur le modèle des Brigades rouges (voir Action directe, les premières années, d’Aurélien Dubuisson, Libertalia, 2018).

On parlait tout à l’heure de vos petits-enfants spirituels des années 1980, les Bérurier noir. On s’arrête un instant sur la lutte antipsychiatrique ?

Jacques : Tu penses au morceau Lobotomie. J’ai fait de la taule, mon frère aussi. Je l’ai vu devenir fou. Il se prenait pour l’antéchrist. Il a fait vingt ans lui, car il n’a pas eu de remises de peine. J’ai fait de la psycho pour défendre mon frère et ceux qui devenaient fous en taule, c’était une véritable hécatombe. Le secteur où j’ai travaillé comme psychologue a quitté l’hôpital, il a fermé. Avec le Groupe information asile, dont j’ai été l’un des formateurs, en 1975, avec Philippe Bernardet, on a foutu un bordel terrible à l’hôpital de Ville-Évrard sur les concepts de base : enlevez les blouses, laissez les portes ouvertes, enlevez les traitements en attendant les décès. Cela amène à la déconstruction de l’asile. On a mis en route des tas d’activités loufoques : on a fait venir beaucoup de musiciens, on montait des groupes avec les patients. Des trucs de fous : 45 harpistes, le batteur de Taxi Girl, des groupes de hard rock, de punk, de pop, tout cela dans le parc de Ville-Évrard. Farid aux yeux bleus, un patient, m’a dit : « Il est fou ce chanteur, Jacques. Moi, je ne suis pas fou, mais lui, si ! » C’était hallucinant, 300 personnes, infirmiers, patients, musiciens, cela a foutu le bordel pendant trente et un ans, jusqu’à ma retraite, en septembre dernier.

Nicole : L’administration était en guerre avec Jacques. On lui reprochait d’encourager les relations sexuelles, ils racontaient que les malades n’aimaient pas la musique, etc.

Jacques : On peut traiter les gens dans des lieux de vie alternatifs, c’est pour cela qu’on s’est battu contre l’enfermement.

Sur l’enseignement de l’histoire dans L’US Mag

vendredi 4 janvier 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans L’US Mag du 24 novembre 2018.

ENSEIGNER L’HISTOIRE ?

Les projets de nouveaux programmes d’histoire en lycée révèlent une vision passéiste de l’enseignement et un retour au vieux « roman national ». Le livre de Laurence de Cock est véritablement salvateur. Elle offre un panorama solide des programmes de la fin du XIXe siècle à nos jours, et une histoire par « en bas ». Sur l’enseignement de l’Histoire restitue en effet la parole aux véritables acteurs de l’histoire scolaire : les enseignants et les élèves. Ainsi, en observant au plus près les pratiques et les routines de l’enseignement de l’histoire, L. de Cock montre que « loin des braises idéologiques sur lesquelles se plaisent à souffler quelques cracheurs de feu professionnels » l’histoire s’enseigne selon « des temporalités très éloignées des calendriers médiatiques et de la valse des scandales ». Un message d’espoir et de résistance.

S.R.