Le blog des éditions Libertalia

Onfray contre les libertaires

lundi 12 mars 2012 :: Permalien

Nous reproduisons, avec son autorisation, un article de Lou Marin, auteur d’Albert Camus et les libertaires (Égrégores editions, 2008) publié initialement dans Le Monde libertaire du 2 au 8 février 2012.

Dans son dernier livre, L’Ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus, Michel Onfray affirme que la « question politique chez Camus avait été peu traitée, et, quand elle l’avait été, mal traitée » (p. 379-380), en visant de la sorte les recherches des anarchistes militants. Il ajoute : «  Leur argumentation reste en surface » ! D’après lui, les anarchistes montrent seulement qu’« ici ou là, dans l’œuvre il [Camus] dit du bien de Bakounine », mais il y a, poursuit-il, « le gardien du temple Gaston Leval » (p. 380) qui corrige. La vitupération la plus forte commise par Onfray touche aux actes des Rencontres méditerranéennes Albert Camus en 2008 (Le Don de la liberté. Les relations d’Albert Camus avec les libertaires, Les éditions de la Nuit, 2009), qui contiennent une dizaine d’interventions de haute qualité d’universitaires et de militants du mouvement libertaire. Onfray ne cite à plusieurs reprises (p. 380 et 545) que la contribution sur le « football comme outil d’éducation » à laquelle il « ne peut pas souscrire ».

Il semblerait qu’il n’ait même pas lu le reste du livre. Car lui échappent à l’évidence les relations, précieuses aux yeux de Camus, avec les filières libertaires, que les contributions d’Alessandro Bresolin, Marianne Enckell ou de Charles Jacquier mettent en lumière. Pour donner seulement un exemple : Bresolin a fait des recherches sur la filière italo-américaine de Camus via l’anarchiste non violent Andrea Caffi et via Nicola Chiaromonte, Nancy et Dwight Macdonald, qui l’ont mené à la fondation des Groupes de liaisons internationales (GLI) au cours de son premier voyage aux États-Unis au printemps 1946. La compréhension que Camus a eu de la non-violence d’après-guerre doit beaucoup à l’influence de Caffi. Camus revient en France et écrit aussitôt Ni victimes ni bourreaux, texte traduit dans la foulée par les Macdonald et qui devient un texte phare pour le jeune étudiant noir Bob Moses, et donc pour le mouvement des étudiants noirs du sud des États-Unis (Moses fut un militant, fondateur du Student Nonviolent Coordinating Committee, le groupe le plus radical au sein du mouvement pour les droits civiques). Chiaromonte et Caffi relient Camus à Ignazio Silone, dont Jean-Paul Samson (rédacteur de la revue Témoins) est le traducteur français. Tous ces liens sont passés sous silence dans le livre d’Onfray.

Mais la méthode d’Onfray devient encore plus contestable, quand (p. 380) il défend Camus contre l’interprétation social-démocrate habituelle avec les Lettres sur la révolte de mai 1952 qu’il cite du tome III de la nouvelle Pléiade. En fait, c’est le texte de Camus qui est paru pour la première fois sous le titre «  Réponse à Gaston Leval » dans l’hebdomadaire Le Libertaire, numéro 318 du 5 juin 1952 et intégré, en 1953, à Actuelles II sous le titre « Révolte et romantisme », texte repris ultérieurement dans la Pléiade. C’est exactement le même texte dans lequel Camus écrit : « Bakounine est vivant en moi », que les libertaires ont toujours mis en évidence bien avant Onfray ! Mais, pour lui, c’est un sujet « mal traité » par les anarchistes, qui restent « en surface », en constatant qu’« ici ou là » Camus dit « du bien de Bakounine ». Cependant, dès que lui-même s’y réfère, il qualifie ce propos de profond.

Même chose avec le méprisable « gardien du temple Gaston Leval », qui devient tout à coup estimable quand c’est Onfray qui découvre son Manifeste-programme du mouvement socialiste libertaire : « Bien sûr, il faut lire Leval » (p. 514). Même chose avec les articles de Camus dans la revue La Révolution prolétarienne qu’Onfray – lecteur superficiel des revues libertaires –, dans le paragraphe beaucoup trop bref sur Nicolas Lazarevitch, présente comme collaborateur d’une Revue prolétarienne (p. 442) non existante, car il fait une confusion de titres. Et pourtant, les articles de la revue réellement intitulée La Révolution prolétarienne avaient déjà été publiés et analysés à l’issue des recherches de militants du mouvement libertaire, mais Onfray les cite (p. 385-387) comme s’il en était le découvreur. Même chose avec la revue Témoins (p. 389 et 505). Il a un art consommé de se vanter des travaux que d’autres ont conduits avant lui !

Maurice Joyeux, Robert Proix, André Prudhommeaux, Pierre Monatte, Fernando Gomez Pelãez ou bien Jean-Paul Samson – pourtant tous des grands amis anarchistes contemporains de Camus – ne figurent même pas dans ce livre de 600 pages ! Seules les publications de recherche de Progreso Marin, Teodosio Vertone, les actes du colloque de Lourmarin 2008 et les miens sont cités, mais même ces références sont dépréciées. Les souvenirs de Roger Grenier, le recueil du Groupe Fresnes-Antony, le texte de Sylvain Boulouque sur le syndicalisme révolutionnaire et Camus, et les analyses de Morvan Lebesque, Fabrice Magnone, Christine Fauré, Freddy Gomez, Hélène Rufat ne sont pas pris en considération.

Le rôle de Rirette Maîtrejean

Quant à mes propres recherches dans Albert Camus et les libertaires (1948-1960) (Égrégores éditions – et pas éditions Égrégores comme l’écrit Onfray à tort –, Marseille, 2008), Onfray me reproche d’avoir créé une légende, celle « d’une initiation à l’anarchie d’Albert Camus » par l’anarchiste Rirette Maîtrejean (p. 232), ce qu’il répète dans sa bibliographie (p. 545) en disant cette fois-ci que cette « légende » se trouve chez moi « une fois de plus recyclée ». Donc, on ne sait même pas ce qu’Onfray veut me reprocher : est-ce d’avoir créé une légende ou seulement d’avoir repris ladite « légende » ?

Le rôle de Rirette auprès de Camus avait été tellement négligé dans toutes les études depuis des décennies qu’il importait que je le souligne. J’ai écrit : « C’est Rirette Maîtrejean qui sensibilisa Camus à la pensée libertaire et lui fit découvrir le milieu anarchiste » (Albert Camus et les libertaires, p. 13) et qu’elle l’a « quasiment initié à la tradition libertaire en France » (p. 19). J’avoue que ces mots sont équivoques et si on s’en tenait à ces lignes, j’accepterais la critique d’Onfray. Mais on est loin de cela (d’où le mot « quasiment »). Car dans mon introduction, et précisément entre les pages 13 et 19, j’énumère les influences libertaires dans les années 1930 précédant la rencontre de Camus avec Rirette en 1940 : l’oncle Gustave Acault, la révolte des mineurs asturiens, le milieu espagnol à Oran, les articles sur la Kabylie, le rôle du journal Le Soir républicain et l’influence de Pascal Pia à l’époque (Albert Camus et les libertaires, p. 16-18) – voilà tout ce qu’Onfray me reproche d’avoir oublié (p. 231). Il convient de remarquer encore, pour être plus précis, que ces diverses rencontres ici évoquées ne donnent – à mon avis – pas encore une connaissance cohérente et précise de la pensée et notamment de la genèse de la pensée libertaire de Camus : l’oncle Acault, par exemple, n’est pas seulement décrit comme militant libertaire par le biographe Lottman, mais parallèlement comme maurrassien et autoritaire !

D’ailleurs, sur le rôle de la grande anarchiste française Rirette Maîtrejean, j’ajoutais : « Pourtant, il fallut un deuxième événement pour que Camus prenne vraiment connaissance de l’histoire et de la pensée de la tradition libertaire. Cet événement décisif fut, comme nous l’avons déjà dit, sa rencontre avec Rirette Maîtrejean avant, pendant et après l’exode de Paris avec l’équipe des secrétaires, typographes et correcteurs-correctrices du journal bourgeois Paris-Soir » (p. 18-19). Je parle donc explicitement d’un « deuxième événement » ! Pourtant, Onfray minimise la portée de cette rencontre en disant que Rirette aurait déclaré n’avoir eu que des « relations assez lointaines » (p. 232) avec Camus. Mais elle le dit seulement à propos du début de leur rencontre, à Paris. Par la suite, ils sont partis en exode ensemble, dans la même voiture ; ils se sont vus chaque jour pendant trois mois à Clermont-Ferrand, puis encore, mais moins intensément, à Lyon jusqu’à la fin de l’année 1940 ; soit six mois au total ! Et elle en témoigne ouvertement : « Nous étions tout le temps ensemble. » « Il était vraiment exceptionnellement près de nous » (« Albert Camus au marbre », Témoins, n° 23, mai 1960, repris dans Camus et les libertaires, p. 240). Ces deux phrases témoignent à la fois de l’intensité de leur rencontre et de la richesse de leurs échanges. On ne connaît pas d’enregistrement de leurs débats, mais on peut sûrement avancer l’hypothèse qu’une personnalité aussi rayonnante et expérimentée que la sienne au sein du mouvement libertaire depuis fort longtemps lui a certainement beaucoup appris de l’histoire (l’itinéraire de Victor Serge dans les geôles soviétiques, donc une vue beaucoup plus profonde du communisme, par exemple), du milieu et de la pensée libertaires. Rirette avait 53 ans à l’époque, Camus à peine 27.

L’omission de l’impact de Simone Weil sur la pensée libertaire de Camus

Écrivant une vie philosophique d’Albert Camus, on ne peut pas se passer d’analyser d’une manière détaillée et exhaustive l’impact de Simone Weil sur la pensée libertaire de Camus. Ce dernier travaillait, selon Gay-Crosier et Weyhemberg, vers 1948-1949, selon Wernicke dès 1946, en tant que directeur de la publication à l’édition des Écrits historiques et politiques de Simone Weil – qui seront publiés en 1960, après la mort de Camus, dans la collection « Espoir » de Gallimard. En plus, Camus a édité encore sept (!) ouvrages de Simone Weil : de L’Enracinement (1949) en passant par La Condition ouvrière (1951) et Oppression et liberté (1955) jusqu’aux Écrits de Londres (1957) (sur ce travail d’édition de Camus, voir la nouvelle Pléiade, tome III, p. 1411). Donc, tout au long de son travail chez Gallimard, les écrits de Simone Weil étaient une source d’inspiration fondamentale à laquelle Camus s’abreuvait pour nourrir les débats avec les libertaires. En particulier celui sur les effets néfastes de la violence révolutionnaire en pleine guerre espagnole. Or Onfray cite le nom de Weil trois fois sur l’ensemble de ses 600 pages, mais toujours comme si cela n’était qu’anecdotique.

Pourtant Camus en est venu à bien comprendre l’importance et la valeur de la pensée de Proudhon par exemple en lisant Weil – et pas à travers Claude de Fréminville avant 1935, car cette lecture de Proudhon ne les avait pas empêchés d’adhérer au PC. Roger Quillot écrit dans son texte « Simone Weil et Camus » (dans l’ancienne édition de la Pléiade de 1965, tome II, p. 1699) : « La sympathie qu’il portait à Simone Weil et à son œuvre a sans doute contribué à rapprocher Camus des milieux syndicalistes révolutionnaires où elle avait longtemps évolué et où il retrouvait la même flamme intransigeante » – rapprochement qui a déjà commencé lors de la rencontre avec Rirette Maîtrejean. L’œuvre de Simone Weil était pour Camus la solution au problème immense de la relation théorie-pratique. Il l’admirait profondément parce qu’elle a tout sacrifié de sa vie personnelle pour la lutte du mouvement libertaire, chose dont Camus ne s’est jamais senti capable. Il éprouvait pour cela un sentiment d’humilité devant elle comme devant les luttes des mouvements libertaires en général. Et notamment la lutte espagnole qui lui tenait à cœur, si bien qu’il a mis de côté ses différends avec Breton afin de le convaincre de participer aux campagnes libertaires pour des prisonniers de Franco, et cela en pleine polémique sur L’Homme révolté (Freddy Gomez, dans Camus et les libertaires, p. 334-336). On doit en conclure que le mouvement libertaire était beaucoup plus important pour Camus que ses prises des positions personnelles – contrairement à Onfray !

En réduisant le rôle de Rirette Maîtrejean et en omettant complètement le rôle de la philosophe anarcho-syndicaliste Simone Weil, Onfray a commis deux graves erreurs qui invalident son livre. Onfray écrase toutes les autres influences philosophiques de Camus sous le rouleau compresseur d’un nietzschéisme omniprésent. De plus, il se prive de cette occasion de mettre en avant le fait que ce sont deux femmes qui ont exercé les influences les plus déterminantes sur Camus dans son choix libertaire et ainsi de démentir l’idée propagée par Simone de Beauvoir et d’autres que Camus n’écoutait ni ne prenait au sérieux les propos politiques et les textes écrits par des femmes, en ne voyant en elles que de possibles objets sexuels.

Un intellectuel qui veut se désolidariser du mouvement libertaire

Le mépris exprimé devant les recherches des militants libertaires atteint la caricature, quand Onfray procède dans sa bibliographie (p. 544-545) au décompte des pages que ceux-ci auraient consacrées et publiées sur Camus libertaire. Il n’a pas seulement oublié les textes d’au moins huit (!) auteurs libertaires (voir ci-dessus), mais fait un comptage ridicule des pages de petites brochures anarchistes pour pouvoir qualifier les recherches anarchistes d’« étiques » (p. 544), c’est-à-dire maigres, en regard de ses 600 pages (auxquelles je lui suggère d’en soustraire au moins une cinquantaine vouées à des leçons inutiles sur Nietzsche qui fut, je lui rappelle, grand admirateur de Napoléon, son vrai « surhomme »). En plus, il cesse d’indiquer le nombre de pages dès qu’il nomme les grands livres d’historiographie venant de militants libertaires, dont les actes du colloque de Lourmarin et le mien rassemblant les textes de Camus dans des journaux libertaires, les réponses des libertaires et deux textes d’analyse, l’un de Freddy Gomez et l’autre de moi. Je ne vais pas jusqu’à indiquer le nombre de pages de mon livre en allemand sur Camus et l’anarchisme, que j’ai publié en 1998. Depuis quand compte-t-on la quantité des pages et ne prend-on pas en compte la qualité de la recherche ?

Pire, Onfray, semble-t-il, ne sait pas vraiment compter ! À la page 117 de son livre, on peut lire : « L’adhésion d’Albert Camus au Parti communiste français entre août-septembre 1935 et la même période en 1937 mérite un examen. Douze mois de militantisme au sein du PC, voilà qui étonne… » et qui devrait surtout étonner un Onfray qui dit que Camus, à ce moment-là, donc, de longues années avant sa rencontre avec Rirette Maîtrejean, était déjà complètement pénétré de la pensée libertaire – « au moins dix ans avant » (p. 545) selon Onfray ! Erreur de calcul : ce n’est pas durant douze mois que Camus est resté au PC, car de 1935 à 1937 cela atteint vingt-quatre mois d’adhésion ! Freud, l’ami d’Onfray, pourrait nous éclairer sur cette erreur de calcul !

Un nietzschéisme et un hédonisme purs et durs ne font pas un anarchisme, pas encore. Onfray défend bec et ongle son Nietzsche contre une interprétation national-socialiste allemande – voilà une maladie habituelle des philosophes français bien symptomatique de l’ignorance de la masse de critiques de la pensée de Nietzsche parue en Allemagne depuis bien longtemps (je lui conseillerais de commencer avec Bernhard Taureck : Nietzsche und der Faschismus – Nietzsche et le fascisme –, Hambourg, 1989, par exemple !). Le Camus libertaire fraternisant avec le milieu libertaire des années 1950 était à la fois un Camus avec une éthique ou une morale révolutionnaire (c’est cela, donner des limites ou une mesure à la violence, même révolutionnaire). Onfray ne nie pas cela, mais selon lui on a un Camus libertaire nietzschéen dans les années 1930 devenu un Camus libertaire nietzschéen de gauche-éthique (!) dans les années 1950 – alors que je maintiens que l’on n’a pas du tout encore un Camus libertaire cohérent dans les années 1930 puis un Camus éthique et social parce que libertaire et proche du mouvement anarchiste après la Deuxième Guerre mondiale seulement.

En effet, s’il avait été un anarchiste convaincu, il eût été assez clairvoyant pour ne pas devenir membre du PC de 1935 à 1937, époque où se tinrent à Moscou des procès staliniens parmi les plus terrifiants – rapport qu’Onfray n’établit pas. Or cette adhésion montre bien que Camus n’était pas encore assez sensibilisé à la pensée libertaire pour évaluer la portée politique des procès tenus à Moscou et résister aux pressions qui l’ont poussé à y adhérer – à l’inverse d’une Simone Weil clairvoyante. Camus, après la rencontre avec Rirette et l’expérience qu’elle lui a communiquée des campagnes pour libérer Victor Serge des geôles soviétiques, devient un tout autre personnage qui ne peut plus adhérer au communisme.

Onfray décrit la situation de Camus après sa polémique avec Sartre/Jeanson sur L’Homme révolté en 1952, et prétend que seul René Char a pris sa défense : « On comprend qu’en attaquant tout seul sur autant de fronts, les ralliements soient nuls » (p. 339). C’est faux ! Presque tout le monde libertaire a soutenu Camus. Maurice Joyeux, Pierre Monatte, Jean-Paul Samson, Louis Lecoin et même Georges Fontenis ont élevé la voix. Et surtout les anarchistes espagnols : dans Solidaridad Obrera, Felipe Alaíz publie dix (!) articles entre février et avril 1952 soutenant Camus dont « Un libro sugestivo : L’Homme révolté de Camus » (voir Freddy Gomez, dans Camus et les libertaires, p. 331-332). Hormis quelques rares exceptions, tout le mouvement libertaire a pris fait et cause pour lui, et il le savait. Onfray reproduit la même invective que Jeanson/Sartre – « Vous êtes seul, Camus » –, mais Camus se sentait bien défendu par le mouvement libertaire. C’est exactement à ce moment-là, dans sa « Réponse à Gaston Leval » en mai 1952, que Camus utilise le « nous » dans son article au Libertaire. Le « nous » est un aveu clair qu’un Onfray néglige sciemment, peut-être parce que ce « nous » dément toute sa théorie d’un Camus libertaire dans les années 1930. C’est en prononçant ce « nous » lui-même en 1952 que Camus se lie et s’allie par cette seule personne plurielle aux journaux des libertaires.

Onfray semble ignorer les propres propos de Camus et ne se prive pas de vilipender les chercheurs venant du mouvement par de basses attaques telles que : « L’historiographie anarchiste dominante considère que la publication d’un article dans une revue anarchiste, estampillée comme telle, fait la loi » (p. 233). Non, ce n’est pas la loi, mais cela n’en a pas moins de sens et dévoile beaucoup plus qu’Onfray ne consent à admettre.

Et, soit dit en passant, il a manqué de se saisir d’une autre opportunité, celle de préciser qu’on chercherait en vain dans la presse libertaire française des articles de Sartre.

Nietzschéen et hédoniste à l’excès, Onfray veut donner l’impression qu’il a tout découvert. Il prend ses distances à l’égard du mouvement libertaire et de son historiographie et dévalorise toutes leurs publications, tel un petit concurrent dans une compétition ! Il se désolidarise volontiers de ceux qui luttent encore aujourd’hui pour la révolution sociale et concrète et qui, ainsi, font en sorte que les espérances de Camus d’un socialisme libertaire deviennent enfin réalité. Onfray espère-t-il changer la société ou n’aspire-t-il qu’à une gloire médiatique au sein de la société capitaliste ?

Ainsi, il se situe aux antipodes de Camus, qui se considérait si chaleureusement accueilli au sein du mouvement libertaire, au point de se sentir chez lui parmi nous. Camus fut un intellectuel qui s’est montré humble devant ceux qui luttent, et a voulu rester à leur service en étant solidaire pour « rendre plus efficace cette pensée » (Camus dans Le Libertaire, n° 318, 5 juin 1952).

Lou Marin

Viande

mercredi 7 mars 2012 :: Permalien

Dessin de Gil — www.gilblog.org

Pierre Goldman, la vie d’un autre

lundi 5 mars 2012 :: Permalien

Pierre Goldman, la vie d’un autre.
Emmanuel Moynot.
Futuropolis, 208 pages, 24 €.

Emmanuel Moynot, scénariste et dessinateur, qui a signé, en 1992, Le Temps des bombes (Dargaud), revient à la BD d’inspiration sociale en livrant cette ambitieuse biographie graphique de Pierre Goldman. Ponctuée de nombreux et passionnants entretiens avec les anciens camarades de Goldman (Tiennot Grumbach, Catherine Levy, Jacques Rémy, Prisca Bachelet, Marc Kravetz, Marianne Merleau-Ponty, Georges Kiejman), cette BD réussit la gageure de rappeler la geste gauchiste des années 1960-1970 (de l’opposition à la guerre d’Algérie à l’élection de Mitterrand) tout en rendant sobrement hommage à l’énigmatique Pierre Goldman, le demi-frère du chanteur… Où il est d’abord question du père, Alter Moïshe Goldman, et de la mère, Janine Sochaczewska, tous deux grands résistants membres des FTP-MOI.

Pierre Goldman, né en juin 1944 (!), a grandi dans la mystique de la Résistance et n’a cessé de combattre physiquement toute résurgence antisémite et toute attitude fasciste. Écorché vif, romantique, ivre d’action, Goldman participe à tous les services d’ordre et à toutes les manifs (aux côtés de l’Union des étudiants communistes, notamment), à l’exception de Mai-68, qu’il ne comprend pas, ayant rejoint dans le même temps ou presque, et durant plus d’un an, les rangs de la guérilla vénézuélienne.

De retour à Paris, ce passionné de salsa écume les boîtes de nuit sud-américaines et antillaises, fréquente des truands et devient braqueur. En 1970, il est arrêté pour le double meurtre des pharmaciennes du boulevard Richard-Lenoir, un meurtre qu’il n’a probablement pas commis, mais qui le conduit en prison le temps d’une procédure retentissante qui dure six ans et dont il ressort acquitté.

Soutenu sans réserve par le quotidien Libération et par les plus célèbres intellectuels et artistes français, il n’a guère le temps de profiter de sa liberté. Il est abattu en pleine rue le 20 septembre 1979. Un commando revendique l’assassinat sous le nom d’« Honneur de la police ». Comme l’ont signalé Hamon et Rotman dans Génération, l’enterrement de Pierre Goldman marque symboliquement la fin du gauchisme français post-68. Pour en savoir davantage, on lira le texte autobiographique rédigé en prison pour assurer sa défense – Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France (Seuil) –, dont voici un extrait : « Je voulais déchirer, briser le cours paisible des relations politiques de ce pays, y introduire la violence, la provoquer. J’étais fasciné, profondément, par l’idée d’une lutte armée qui se déroulerait en France. […] J’avoue que la pensée d’une fusillade dans les rues de Paris me plongeait dans une rêverie émue. »

N.N.

La Grèce nous montre comment protester contre un système en échec, par John Holloway

samedi 25 février 2012 :: Permalien

Nous finalisons en ce moment la dernière lecture-correction des pages non montées de Crack Capitalism. La publication de ce livre n’est donc plus qu’une question de semaines. En attendant, voici la traduction d’un texte très récent de John Holloway sur les mouvements sociaux en Grèce.

Je n’aime pas la violence. Je ne pense pas que l’on gagne beaucoup à brûler des banques et faire tomber des vitrines. Et pourtant, je ressens une poussée de plaisir quand je vois, à Athènes et dans d’autres villes grecques, les réactions à la ratification par le Parlement grec des mesures imposées par l’Union européenne. Voire plus : s’il n’y avait pas eu d’explosion de colère, je me serais senti perdu à la dérive dans un océan de dépression.

Cette joie est celle de voir le ver, trop souvent piétiné, se retourner et rugir. La joie de voir ceux et celles dont les joues ont été claquées milles fois, rendre la claque. Comment peut-on demander à des gens d’accepter docilement les coupes drastiques, qu’impliquent les mesures d’austérité, dans leurs niveaux de vie ? Doit-on souhaiter qu’ils acceptent simplement que l’énorme potentiel créatif de tant de jeunes gens soit noyé, leurs talents piégés dans une vie de chômage de masse et de longue durée ? Tout cela pour que les banques soient remboursées, et que les riches puissent s’enrichir ? Tout cela, seulement pour maintenir en vie un système capitaliste qui a depuis longtemps dépassé sa date de péremption, et qui n’offre aujourd’hui au monde rien d’autre que la destruction ? Que les Grecs acceptent ces mesures ne serait que l’augmentation exponentielle de la dépression, celle de l’échec d’un système aggravé par la dépression de la dignité perdue.

La violence des réactions en Grèce est un cri qui traverse la planète. Combien de temps encore resterons-nous assis, à regarder le monde être disloqué par ces barbares, les riches, les banques ? Combien de temps encore supporterons-nous de voir les injustices augmenter, les services de santé démantelés, l’éducation réduite au non-sens acritique, les ressources en eau être privatisées, les solidarités anéanties, et la terre éventrée pour le seul profit des industries minières ?

Cette offensive, qui est si manifeste en Grèce, a lieu partout sur la Terre. Partout, l’argent soumet les vies humaines et non-humaines à sa logique, celle du profit. Ce n’est pas nouveau, c’est l’ampleur et l’intensité de cette offensive qui l’est. Ce qui est également nouveau, c’est la conscience générale que cette dynamique est une dynamique de mort, que nous allons droit vers l’annihilation de la vie humaine sur Terre. Quand les commentateurs avisés détaillent les dernières négociations entre les gouvernements sur l’avenir de la zone-Euro, ils oublient de mentionner que ce qui s’y négocie allègrement est le futur de l’humanité.

Nous sommes tous grecs. Nous sommes tous des acteurs dont la subjectivité est tout simplement écrasée par le rouleau-compresseur d’une histoire écrite par les marchés financiers. C’est en tout cas ce à quoi cela ressemble, et ce que les marchés devraient récolter. Des millions d’Italiens ont protesté et manifesté, encore et encore, contre Silvio Berlusconi ; mais ce sont les marchés financiers qui l’ont destitué. Il en va de même en Grèce : de manifestations en manifestations contre George Papandreou, ce sont finalement les marchés financiers qui l’ont congédié. Dans les deux cas, des serviteurs avérés et bien connus de l’argent ont pris la place de ces politiciens déchus, sans même l’excuse d’une consultation populaire. Ce n’est même pas l’histoire écrite par les riches et les puissants, bien que certains d’entre eux en profitent : c’est l’histoire déterminée par une dynamique que personne ne contrôle, une dynamique qui détruit ce monde… si nous la laissons faire.

Les flammes d’Athènes sont des flammes de rage, et nous y réchauffons notre joie. Pourtant, la rage est dangereuse. Si elle est personnalisée ou qu’elle se retourne contre des groupes en particulier – ici, contre les Allemands – elle peut très facilement devenir purement destructrice à son tour. Ce n’est pas un hasard si le premier membre du gouvernement Grec à avoir démissionné en signe de protestation contre les mesures d’austérité est le leader d’un parti d’extrême droite, Laos. La rage peut si facilement devenir une rage nationaliste, ou même fasciste ; une rage qui en aucun cas ne peut rendre ce monde meilleur. Il est alors essentiel d’être clair : notre rage n’est pas une rage contre les Allemands, ni même une rage contre Angela Merkel, David Cameron ou Nicolas Sarkozy. Ces politiciens ne sont que les symboles pitoyables et arrogants de l’objet réel de notre rage – la loi de l’argent, la soumission de toute forme de vie à la logique du profit.

L’amour et la rage, la rage et l’amour. L’amour a été une thématique importante dans les luttes qui ont redéfini le sens de la politique ces dernières années, une thématique omniprésente dans les mouvements « Occupy », un sentiment profond présent même dans les affrontements violents aux quatre coins du globe. L’amour marche main dans la main avec la rage, la rage du « comment osent-ils nous séparer de nos propres vies, comment osent-ils nous traiter en objet ? » La rage d’un autre monde qui se fraie un chemin à travers l’obscénité du monde qui nous entoure. Peut-être.

Cette irruption d’un monde différent n’est pas qu’une question de rage, bien que la rage en fasse partie. Elle implique nécessairement la construction patiente d’autres manières d’agir, la création de différentes formes de cohésion sociale et de soutiens mutuels. Derrière le spectacle des banques grecques en feu repose un profond processus, le mouvement silencieux de ceux et celles qui refusent de payer les transports en commun, les factures d’électricité, les péages, les crédits… un mouvement émergeant de la nécessité et de la conviction, fait de personnes organisant leur vie différemment, créant de la solidarité et des réseaux d’alimentation, squattant des terres et des bâtiments vides, cultivant des jardins partagés, retournant à la campagne, tournant le dos aux politiciens – qui ont désormais peur de se montrer en public – et inaugurant directement des formes de discussion et de prise de décisions sociales. Cela est peut-être encore insuffisant, encore expérimental, mais cela est crucial. Derrières les flammes spectaculaires, se tiennent la recherche et la création d’un mode de vie différent qui déterminera le futur de la Grèce, et du monde.

Le mouvement social grec demande le soutien de la Terre entière. Nous sommes tous grecs.

John Holloway
Traduit de l’anglais par Julien Bordier

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John Holloway est l’auteur de Changer le monde sans prendre le pouvoir (Lux/Syllepse) et de Crack Capitalism (à paraître aux éditions Libertalia), il contribue régulièrement à la revue internationale de théorie critique Variations.

La Grèce nous montre la voie

jeudi 2 février 2012 :: Permalien

Notre ami et camarade Yann Levy, auteur du livre Marge(s) multiplie les recherches et reportages photographiques. Il était à Athènes il y a quelques semaines. Trois de ses photos ont été publiées cette semaine dans l’édition papier des Inrockuptibles. En voici un aperçu.
Pour en voir davantage, il suffit de visiter son blog.

http://yannlevy.fr