Le blog des éditions Libertalia

Sortir de l’élitisme

lundi 30 janvier 2012 :: Permalien

Voici l’entretien publié dans Le Combat syndicaliste du mois de janvier 2012, numéro 364, à l’occasion d’un dossier spécial consacré à l’édition indépendante.

Une petite présentation des éditions.

Libertalia est une maison d’édition associative qui a commencé à publier en 2007. À ce jour, au catalogue, nous avons une petite trentaine d’ouvrages fort divers, allant de la littérature sociale à l’étude sociologique, sans oublier le pamphlet ou les « beaux livres ». Le nom renvoie à la geste piratesque. Il s’agit d’une des nombreuses maisons d’édition indépendantes de critique sociale.

Dans un système livre où règnent la concentration et le monopole des grands groupes capitalistiques, il semble que diffusions et distributions sont à revoir.

D’abord, il faut présenter rapidement la chaîne du livre. L’auteur écrit, l’éditeur… édite (donc prépare la copie, corrige, met en page et fait imprimer), le diffuseur assure la partie commerciale (les représentants proposent aux libraires les nouveautés à paraître), le distributeur assure l’expédition, la gestion des réassorts et des retours, et la facturation. Au bout de la chaîne, à l’avant-dernier maillon avant le lecteur, on trouve évidemment le libraire. Un livre vendu en librairie rapporte en moyenne 35 % du prix au libraire, 25 % au diffuseur-distributeur, 40 % à l’éditeur (qui assume les coûts d’impression, de traduction, de correction, etc.). L’équilibre étant fragile sur le marché du livre, il peut être tentant de maîtriser toute la chaîne. Hachette (groupe Lagardère) est donc éditeur, mais possède sa structure de diffusion et de distribution, ainsi que ses propres points de vente (les boutiques Relay, notamment). Idem pour Gallimard, dont la filiale de distribution est la Sodis.

Pouvez-nous parler de votre choix de Court-circuit comme diffuseur ?

Quand on parle de diffusion/distribution, il faut bien comprendre qu’un éditeur n’est jamais satisfait. Pour notre part, n’ayant aucun titre au catalogue début 2007 et aucune expérience dans le monde du livre, il a bien fallu nous faire connaître. Nous sommes allés chez un petit diffuseur avec lequel nous partagions des proximités idéologiques. Nous serions ravis que Court-Circuit (deux représentants) se développe, mais il en va du livre comme du disque : un groupe édite son premier album chez un label indépendant, puis, si celui-ci se vend bien, il sera courtisé par une major type Universal. Plusieurs éditeurs ont donc choisi de quitter Court-Circuit pour rejoindre d’autres diffuseurs plus importants (qui ont davantage de représentants, « la force de vente », et qui assurent un placement initial plus élevé) comme Les Belles Lettres ou Harmonia Mundi. Ce n’est pas notre choix. Nous pensons qu’il faut aider les petites structures alternatives et indépendantes à se développer. Plusieurs ont disparu ces dernières années.

Vous choisissez de vendre vos livres directement sur votre site, pourquoi ?

Nous vendons en effet nos livres sur notre site Internet. Cela nous permet de répondre plus rapidement à la demande de certains lecteurs et cela nous rapporte immédiatement des sommes dont nous avons grandement besoin pour financer les livres suivants.

Quelles alternatives avez-vous pu trouver au circuit traditionnel ?

On touche là au cœur du débat. Et nul éditeur n’a la réponse. Ni Éric Hazan (La Fabrique) quand il édite Le Livre, que faire ? ou les ouvrages d’André Schiffrin (L’Édition sans éditeurs, L’Argent et les Mots) ni Thierry Discepolo (Agone) dans La Trahison des éditeurs. Il y a un constat initial accablant : l’édition est aux mains de grands groupes d’armement ou de requins de la presse eux-mêmes liés à leurs actionnaires qui exigent de gras dividendes. Ils éditent des livres rémunérateurs (cuisine/jardinage/éditocratie) vendus dans tous les espaces, en particulier les grandes surfaces. Les éditeurs indépendants s’accordent à dire qu’il faut d’abord aider la librairie indépendante à survivre, ce qu’elle doit en partie au prix unique du livre. Ils ont tendance à trop attendre de l’État ou des collectivités publiques. Cela ne suffit pas : il faut que le livre sorte de la librairie, même si elle reste son territoire privilégié, et qu’il perde son caractère élitiste. Il y a une dizaine d’années, les éditions L’Insomniaque proposaient une petite collection de livres disponibles dans les bars. D’autres ont tenté d’organiser des clubs du livre. André Schiffrin relate l’exemple de coopératives de lecteurs. Il faut emprunter toutes ces pistes : on doit croiser le livre en allant boire un verre, en allant au ciné, à un concert, ou en faisant ses courses au marché, donc multiplier sa visibilité.

Permettez-vous que l’on trouve vos livres sur des sites comme Amazon, Price Minister ? Pourquoi ?

Tout simplement parce qu’Amazon a un poids croissant dans la vente de livres et que refuser d’y apparaître, c’est perdre beaucoup de lecteurs. Pour la petite histoire, Amazon exige 50 à 52 % de remise sur le prix du livre, bien plus que n’importe quel petit libraire.

Pourquoi ce choix de ne recevoir aucune aide de l’État ?

Nous n’avons jamais reçu d’aides de l’État, mais nous avons déjà sollicité (en vain) le Centre national du livre à deux reprises pour nous aider à mieux rémunérer la traduction de la thèse de Marcus Rediker (Les Forçats de la mer, paru en juillet 2010) et Crack Capitalism de John Holloway (à paraître en mars ou avril 2012). Une traduction, ça coûte très cher, (on arrive rapidement à 8 000/12 000 euros) et ça fait souvent perdre de l’argent, c’est la raison pour laquelle les marchands d’armes qui se mêlent d’édition en publient aussi peu. Nous ne sommes donc pas opposés par principe aux aides de l’État ; nous regrettons néanmoins que certains éditeurs indépendants soient si dépendants des aides des collectivités territoriales (municipalités, conseil général, conseil régional) ou du CNL. Quand le financement public représente la moitié du budget annuel d’une maison d’édition, la survie est artificielle.

Quelle importance mettez-vous dans le fait que votre maison soit à but non lucratif ?

Libertalia pratique des prix assez bas, de 6 à 20 euros (en fonction des coûts de fabrication). Contrairement à d’autres maisons d’édition libertaires, nous versons des droits d’auteur et nous rémunérons le travail des traducteurs et des illustrateurs ; parfois, quand nos finances le permettent, nous proposons des à-valoir. Parmi les trois principaux animateurs de la maison d’édition, il y a un graphiste, une correctrice, un prof de français. Nous ne vivons pas de la maison d’édition, mais c’est un choix autant qu’une nécessité. Éditer des livres qui parlent d’alternative révolutionnaire sans se confronter au réel, est-ce bien cohérent ? Si nous en avions la possibilité financière, peut-être n’enseignerais-je qu’à mi-temps, cela libérerait les soirées et les week-ends.

Que pensez-vous de l’idée développée dans le livre de Thierry Discepolo, La Trahison des éditeurs, que les auteurs dont les livres luttent contre le système capitaliste devraient choisir des maisons en adéquation avec leur propos ? Et comment finalement tous les questionnements dans ce sens sont éludés ?

Agone est une maison d’édition qui fait un travail souvent remarquable. Pour autant, le livre de Thierry Discepolo manque parfois sa cible et s’en tient à des vœux pieux. Il reproche en filigrane à ses amis du Monde diplomatique de publier chez Fayard. Mais est-il en mesure de leur proposer une pareille diffusion ? Or un auteur souhaite d’abord et avant tout être lu par le plus grand nombre. Il reproche également à La Découverte d’appartenir à Éditis, donc au groupe espagnol Planeta. Thierry Discepolo grince des dents quand un livre comme Le Président des riches (Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, label Zones, La Découverte) rapporte tant aux actionnaires du groupe Planeta, il a raison. Néanmoins, que dire quand La Découverte verse des à-valoir conséquents à des journalistes d’investigation et à des sociologues et favorise ainsi le travail de critique du système capitaliste ? Faut-il s’attaquer à Hugues Jallon, ancien directeur éditorial de La Découverte passé au Seuil au prétexte qu’il serait vendu au grand capital ? Et qu’en conclure quand le même Hugues Jallon publie un texte aux éditions La Fabrique ?

Retour à Killybegs

mercredi 11 janvier 2012 :: Permalien

Retour à Killybegs.
Sorj Chalandon.
Grasset, 336 pages, 20 euros.

Amateurs de récit social, de roman d’aventures ou de polar ; guérilleros en herbe et militants révolutionnaires ; amoureux d’une langue imagée et châtiée, presque emphatique, ne manquez pas Retour à Killybegs, le dernier roman de Sorj Chalandon, vous vous priveriez d’un beau moment de lecture.

Trois ans après Mon traître (Grasset, disponible en poche), Chalandon inverse le point de vue. Le narrateur-personnage n’est plus Antoine Chalons, le petit luthier parisien amoureux de l’Irlande du Nord et farouche partisan de l’IRA, mais Tyrone Meehan, un des chefs de l’Armée républicaine irlandaise, celui qui trahit.

Mon traître nous questionnait quant au soutien et à la solidarité qu’un individu peut manifester envers une lutte de libération nationale qui n’est pas la sienne. Retour à Killybegs va plus loin encore en interrogeant les tréfonds de notre âme : pourquoi s’engage-t-on ? Pourquoi choisir, à un moment, de prendre les armes ? Comment peut-on trahir ? Le traître est-il un salaud ? Comment passe-t-on si vite de l’adulation à l’ostracisme ?

En quelque trois cents pages parfois bavardes, Chalandon dresse le portrait d’un fils du peuple d’Irlande embarqué dans les péripéties d’un siècle qui le dépasse. Où l’on revit – avec force analepses – toute l’histoire du pays, de l’insurrection de Pâques (1916) au cessez-le-feu des années 1990, sans oublier les années noires de la Seconde Guerre mondiale.

Hommage aux prisonniers républicains, à un peuple, à une ville (Belfast), à un combat, ce livre poignant, inspiré de faits réels, a reçu le… Grand Prix de l’Académie française.

Extrait, page 236 : « Alors j’ai renoncé à mourir. À vivre aussi. Je serais ailleurs, entre ciel et terre. Je les emmerderais tous ! Les Brits, l’IRA, ces donneurs d’ordres ! Je n’en pouvais plus de cette guerre, de ces héros, de cette communauté étouffante. J’étais fatigué. Fatigué de combattre, de manifester, fatigué de prison, fatigué de clandestinité et de silence, fatigué des prières répétées depuis l’enfance, fatigué de haine, de colère et de peur, fatigué de nos peaux terreuses, de nos chaussures percées, de nos manteaux de pluie mouillés à l’intérieur. Séanna mon frère me hurlait aux oreilles. Je reprenais mot à mot ses slogans désarmés. Qu’est-ce qu’elle avait fait pour moi la République ? Les beaux, les grands, les vrais, les Tom Williams, les Danny Finley, étaient morts avec notre jeunesse ! Enterrés avec nos livres d’histoire, Connolly, Pearse, tous ces hommes à cravates et cols ronds ! Nous étions des copistes, des pasticheurs de gloire. Nous rejouions sans cesse les chants anciens. Nous étions d’âme, de chair et de briques, face à un acier sans cœur. Nous allions perdre. Nous avions perdu. J’avais perdu. Et je ne ferais pas à l’Irlande l’offrande d’une autre vie. »

N.N.

Tina Modotti, par Ángel de la Calle

vendredi 21 octobre 2011 :: Permalien

Tina Modotti.
Ángel de la Calle (traduit de l’espagnol par Rachel Viné-Krupa).
Coédition Vertige Graphic / Envie de lire, 270 pages, 26 euros.

Héroïne de fiction, Tina Modotti ? Sans nul doute si l’on suit la trace d’Ángel de la Calle, son biographe dessinateur.
Née en 1896 à Udine (Italie), la belle Tina quitte rapidement la Péninsule pour l’Ouest américain. Actrice à Hollywood, muse du photographe Edward Weston, elle s’installe à Mexico au milieu des années 1920. Elle y rencontre de turbulents artistes, au premier rang desquels Frida Kahlo et Diego Rivera, apprend la photographie et devient une créatrice prodigieuse. Cette experte en très gros plan et en plan rapproché chante le peuple mexicain dans son quotidien. Personnage people avant l’heure, la presse la soupçonne de complicité dans l’assassinat de son compagnon Julio Antonio Mella, l’un des fondateurs du Parti communiste cubain. Expulsée vers la vieille Europe, elle vivra à Berlin puis à Moscou (où elle ne se plaît pas) et ne retouchera jamais à son appareil, délaissant l’art pour embrasser la révolution stalinienne et l’agent secret Vittorio Vidali, alias Carlos Contreras. Elle mourra à Mexico, en 1942, usée trop tôt.

Tenter de peindre une artiste qui incarna les tourments du XXe siècle – sans rien cacher des zones d’ombre – était audacieux. Pari réussi pour Ángel de la Calle et l’éditeur indépendant Vertige Graphic.

N.N.

Engagement libertaire et organisations anarchistes

lundi 19 septembre 2011 :: Permalien

Engagement libertaire et organisations anarchistes.
Éditions ACL, 2011, 126 pages, 10 €.

En 2006, Mimmo Pucciarelli, l’un des animateurs de la maison d’édition lyonnaise Atelier de création libertaire (ACL) a interviewé deux « figures » anarchistes parisiennes. Actualisés il y a quelques semaines, on découvre enfin ces entretiens sous la forme de ce petit livre original qui s’intéresse d’abord aux personnes avant de se focaliser sur les organisations. La lecture s’ouvre par une longue rencontre avec Laurent Fouillard, militant de la Fédération anarchiste, membre du groupe FA d’Ivry, libraire de Publico. Il revient sur son parcours de fils d’ouvriers de la banlieue sud, évoque ses voyages en Amérique latine (au Chili sous Pinochet, notamment), ses rencontres avec le mouvement libertaire, et surtout, ce qui semble avoir été une grande aventure dans sa vie : la naissance et les premières années de Radio Libertaire. Au passage, on glane quelques conseils de lecture. L’ouvrage se poursuit avec l’interview de Jean-Louis Phan-Van, principal animateur des éditions de la CNT-RP, passionné de vieux bouquins en tout genre, délégué syndical à la Cité des Sciences. Il raconte lui aussi son parcours de jeune gars du Petit-Clamart, la banlieue qui accueillait nombre d’ouvriers bossant chez Renault, dont son père. Insoumis (comme Laurent), il passe sept ans dans la clandestinité, traverse les années 1970 entre la France et le Portugal, puis revient et trouve un boulot de magasinier à La Villette. Partisan de la voie anarcho-syndicaliste, il dresse son bilan personnel des réussites et des échecs de la CNT. Dans ces entretiens, c’est moins la nostalgie que la volonté de continuer à se battre qui transparaît, cela mérite d’être souligné.

À découvrir sur le site de l’ACL : http://ateliber.lautre.net/Engagement-libertaire.html

N.N.

Un livre interdit aux sans-papiers

jeudi 7 juillet 2011 :: Permalien

Une heure dans les goulags de la démocratie

Mon ami H. n’a pas de papiers. Il vit en France depuis plusieurs années, il effectue toutes les basses œuvres sous payées que le patronat veut bien lui refourguer. H. est un nom d’emprunt, mon ami doit en changer après tout passage par un CRA. Comme d’autres dans son cas à Toulouse, il se brûle régulièrement les phalanges pour tromper les prises d’empreintes et éviter d’être expulsé. Il a été arrêté il y a dix jours et a été interné pour la seconde fois au centre de rétention administratif de Cornebarrieu, près de Toulouse.

J’ai été le voir, ce mercredi 6 juillet 2011 dans l’après-midi avec deux autres ami-e-s. Comme il l’avait demandé, nous lui avons apporté quelques bouquins. Le Graal de Fer, une terrible aventure de Merlin, et Feu au centre de rétention, Des sans-papiers témoignent, un recueil de récits de migrants ayant participé aux luttes qui précédèrent l’incendie du CRA de Vincennes en juin 2008 (Éditions Libertalia, 2008. Les bénéfices de ce livre sont entièrement reversés en soutien aux inculpés de l’incendie du CRA de Vincennes).

C’est vrai qu’en le prenant dans la bibliothèque, on s’était bien demandés si les flics de la PAF (police de l’air et des frontières) n’allaient pas nous faire des ennuis.

Sur la route, dans la voiture, on discutait du statut de ce type d’établissement. « Une zone d’exception » a dit l’un, un « camp » a dit l’autre, une « prison pour étrangers » a dit la dernière. Les CRA n’apparaissent pas sur la plupart des cartes, celui-là n’est pas indiqué une seule fois sur la route alambiquée qui y mène. Il nous semble évident que cet éloignement du monde normal a été pensé. Il est quasiment impossible d’y venir en transports en commun. Le CRA a été construit en bout de piste de l’aéroport Blagnac, « pour maximiser les temps de trajet des fourgons cellulaires » explique la directrice de cabinet du préfet. Il est conçu pour accueillir plus de 126 personnes dont des familles avec enfants. Même pour le bâtir, l’Etat s’est aménagé un espace d’exception à l’intérieur du droit. Édifié en zone non constructible, classé en catégorie « gêne forte » du plan d’exposition au bruit (La Dépêche du Midi, 13 novembre 2009), le préfet avait contourné l’interdiction en classant d’abord le camp en équipement hôtelier puis en en équipement aéroportuaire. Des dommages sonores interdits à l’encontre d’un corps légal sont devenus légitimes parce qu’ils était appliqués sur des corps sans papiers.

Construit en 2006, ce CRA était un prototype d’un nouveau genre, ultrasécuritaire, rationalisé, rentable et exportable. Il est doté d’un fonctionnaire pour un retenu, de 103 caméras et de badges électroniques pour accéder aux différentes zones (Rapport de visite du contrôleur général des lieux de privation de liberté, CRA Cornebarrieu, 17-20 mars 2009).

Nous sonnons, une caméra nous interroge, semble réfléchir puis nous ouvre la grande grille automatique. On s’attend presque à voir Jabba le Hutt. A l’entrée, un policier de la PAF vérifie nos identités, nous fouille et nous passe au détecteur de métaux. Puis il inspecte les livres. Il bloque vaguement sur Feu au centre de rétention, vérifie qu’il n’y a rien de caché dedans puis nous amène jusqu’au parloir où il nous enferme avec H pour 30 minutes. Au bout d’un quart d’heure, une policière ouvre la porte et nous demande le livre, expliquant qu’elle doit vérifier s’il est bien conforme et ne risque pas d’ « inciter à l’émeute ».

J’explique qu’il s’agit de récits, que les sans-papiers de Vincennes n’ont pas eu besoin de ce livre pour se révolter, je demande si elle a peur des idées et, c’est vrai, de manière insolente, cynique et subversive, m’exclame : « Mais on est en démocratie non ? ma bonne dame ! »

– « Oui, on est en démocratie, c’est justement pour ça que je dois contrôler ! » nous répond la fonctionnaire. C’est bien plus clair qu’un livre de Michel Foucault ou de Giorgio Agamben, c’est technique et efficace, clair et concis ; matérialiste et sans langue de bois.

Nous profitons de notre second quart d’heure avec H pour discuter. Il nous dit que là-aussi, il y a quelques mois, des Tunisiens ont fait exploser les lumières et mis le feu. Que les policiers blancs travaillent principalement à l’accueil et qu’à l’intérieur, ce sont des Noirs et les Arabes qui sont chargés de l’encadrement. Que s’il n’est pas expulsé, il ira en Angleterre ou en Belgique parce qu’en France, à la 3e fois, c’est la prison. Puis la policière ouvre la porte et nous demande de partir.

H lui demande le livre, il insiste pour l’avoir et hausse un peu le ton. Un flic s’interpose, le repousse et l’enferme. La policière reprend la parole. Le ton monte des deux côtés, puis un autre spectacle commence.

La jeune policière confisque le livre car le commandant l’a jugé « de nature à inciter à l’émeute ». J’explique qu’il y a un numéro ISBN, que la censure d’Etat ne l’avait jusque-là pas interdit. En l’énonçant, je prends conscience que l’Etat aménage l’espace et le temps en autorisant ou en interdisant certains de nos gestes. En plein centre ville, on peut acheter ce livre, dans un centre de rétention on ne peut pas le donner. H n’est d’ailleurs par inculpé pour un délit, il est « retenu » parce qu’on lui refuse des papiers, le droit de vivre librement en France et d’y travailler pour la même paye qu’un Français. Là, il n’a pas le droit de recevoir ce livre. Il lui est interdit de lire les témoignages d’autres sans-papiers. Les agents de l’Etat cherchent à prévenir les révoltes en empêchant la libre information mais aussi en interdisant certains gestes. Donner ce livre trahit une rencontre et de la communication entre des dominés, des prémices d’organisation que les dominants ne peuvent supporter. Ils valident ainsi l’idée que les révoltes ne sont pas des formes de résistance à l’oppression mais bien plutôt des émotions collectives de foules manipulées depuis l’extérieur. « Incitation à l’émeute », ça impose l’idée que le révolté est manipulé et manipulable, qu’il évolue béatement entre la bêtise et la bestialité. Le fait d’interdire ce livre à mon ami révèle comment l’Etat fonde sa loi sur des programmes d’exception qu’il applique aux sans droits. L’Etat moderne se découvre à l’entrée du camp. L’humanisme dont il parle si fort lui permet avant tout de déshumaniser en silence.

« Vous incitez à la haine ! » nous hurlent les deux agents de la PAF. L’un de nous rit, l’autre gueule, la troisième s’indigne pathétiquement : « Quoi, c’est nous qui incitons à la haine ? »

« Oui, et ce livre dégrade la fonction publique ! » assure un autre uniforme. Sur ce, la policière énonce l’argument imparable :« Et si on venait chez vous et qu’on vous apportait un livre intitulé « Feu à M. R. », vous seriez content ? » Nous éclatons d’abord de rire puis perdons notre temps en considérations révoltées. Nous nous faisons chaudement raccompagner jusqu’à la sortie, puis un dernier fonctionnaire, parmi ceux qu’avait attirés la scènette, se lâche sur mon pote : « C’est les communistes comme toi qu’il faut purger ! » Né à la fin de la guerre froide, je n’ai encore jamais entendu ces mots-là prononcés par un être vivant et je découvre par la même occasion que mon ami est communiste. Ce coquin de rouge me l’a bien caché !

Le camp n’est pas un lieu, pas un moment, c’est l’une des expressions les plus contemporaines de ce qu’Hannah Arendt appelait « la banalité du mal ». Là où le droit bourgeois se démasque, où l’Etat est nu et assume pleinement son rôle de gardien, là où la démocratie se dévoile comme machine de guerre sociale.

En quittant H, nous oublions ses matons et nous pensons à tous les autres camps. Les luttes se succèdent dans les centres de rétention de toute l’Europe forteresse, elles s’organisent et se renforcent, elles ont besoin de solidarité. Nous songeons enfin à toutes et tous les enfermés du monde. Nous savons combien nous serons plus heureux lorsque nous serons réellement libres et égaux, lorsque la police et la prison, la misère et les frontières feront partie des sombres heures du passé.

M.R.