Le blog des éditions Libertalia

Lettres pour un avortement illégal, sur les Missives

mercredi 1er octobre 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur www.lesmissives.fr le 30 septembre 2025.

Lettres pour un avortement illégal :
un monument de papier aux avortées inconnues

Il faisait beau à Paris ce dimanche 28 septembre, aux terrasses on reprenait un petit goût d’été, ça sentait l’insouciance et la glace à la pistache. Hormis une poignée d’infatigables militantes, personne ne savait que c’était la journée mondiale pour le droit à l’avortement, et puis, de toute façon, en France ça va pour nous, on a constitutionnalisé le droit à l’IVG, alors parler de femmes qui meurent de septicémie ou qui sont contraintes d’accoucher de fœtus non viables, ça gâche un peu la fête et ça donne un goût amer aux glaces à la pistache.
Oui, mais.
Dans la petite rue pavée qui mène à la Maison de la poésie, il y avait foule : on attend Annie Ernaux, notre monument littéraire national toujours vaillante, Mariana Otero était là, réalisatrice et fondatrice de l’association Aux avortées inconnues et à l’initiative de cette soirée, Sarah Durocher, indispensable présidente du Planning familial, et Violaine Lucas, tenace directrice de Choisir la cause des femmes. Des comédiennes, des militant·es, des éditeur·ices engagé·e.s réuni·es pour entendre et faire entendre les voix des femmes qui, avant la loi de 1975, ont été contraintes d’avorter illégalement, prêtes à risquer de perdre la vie pour pouvoir la choisir justement cette vie, pour se choisir elles, avec courage mais le plus souvent dans une solitude et une détresse absolues.
Dans les locaux de Choisir la cause des femmes, au moment du décès de Gisèle Halimi, on exhume les archives. Émotion des militantes qui découvrent en 2020 une pochette « I.V.G Correspondance adressée au professeur Milliez ». Lors du procès de Bobigny, il fut l’un des témoins cités par Gisèle Halimi : auprès des juges, des hommes exclusivement, le témoignage de celui qui déclara qu’il aurait aidé Marie-Claire Chevalier à avorter si elle le lui avait demandé, en dépit de ses convictions religieuses, fit forte impression. Dans la pochette, une cinquantaine de lettres adressées au professeur Milliez, des femmes ou parfois un proche, qui lui demandent de l’aide pour avorter illégalement entre 1971 et 1974. Grâce aux militantes de Choisir qui ont eu le souci de préserver cette archive, aux éditions Libertalia, qui publient aujourd’hui les lettres, à la Maison de la Poésie qui a consacré une soirée à la lecture de ces témoignages par les voix plurielles de comédien·nes réuni·es sur le plateau, les voix s’élèvent d’un passé pas si lointain et disent autant le désespoir que la détermination. 

Mères de famille déjà nombreuses, jeunes filles isolées, précaires, célibataires… Les parcours sont multiples mais se rejoignent : toutes veulent choisir leur vie, décider pour elles-mêmes. L’accompagnement musical de Maëlle Desbrosses ajoute à la solennité du moment, les vibrations graves emplissent la salle silencieuse, attentive, émue. Les voix s’élèvent, réclament conseils et assistance, sollicitent l’indulgence du professeur, demandent à ne pas être jugées, se justifient, livrent sobrement des bouts de vie précaires qui pourraient basculer avec l’arrivée d’une bouche de plus à nourrir. Vivant dans de petites villes de province, éloignées des centres médicaux et des réseaux militants, livrées à la toute-puissance tyrannique de médecins de famille garants d’un ordre moral nauséabond, les requérantes supplient parfois, acculées aux pires extrémités. Mais surtout elles défient les lois, les autorités, le gouvernement et toute une société qui les condamne au silence, à la honte et à la mort possible. Ce qui les unit au-delà de la vie non désirée qu’elles portent en elles, c’est le manque d’argent. Se rendre à l’étranger pour avorter : impossible pour la majorité de ces femmes aux revenus modestes, qui s’expriment à grand renfort de formules de politesse, usent d’une syntaxe maladroite, témoin de parcours scolaires tôt interrompus. Ne pas pouvoir disposer de son corps librement, une immense injustice de genre à laquelle s’ajoute, implacable, l’injustice de classe, comme le met en exergue Annie Ernaux :

« Ces lettres sont la preuve absolue, aveuglante, que les femmes pauvres n’avaient aucun moyen d’avorter, qu’elles étaient les victimes de la loi de 1920, les plus riches et celles qui avaient des relations trouvaient facilement des solutions. Étudiante boursière, j’avais dû emprunter ce qui correspondait au salaire d’une secrétaire et huit fois au coût mensuel d’une chambre en cité universitaire pour payer une avorteuse. »

La très belle mise en page du recueil nous donne accès aux lettres d’origine et à leur transcription, les écritures serrées ou déliées, pages dactylographiées ou couvertes d’une calligraphie d’écolière sont les traces vives de celles à qui il est rendu hommage dans ce monument de papier. Mais Mariana Otero, dont la mère, la peintre Clotilde Vautier, est décédée en 1968 à la suite d’un avortement clandestin sans que cela ne soit dit à ses filles veut aller plus loin : elle réclame la création à Paris d’un monument aux mortes des avortements clandestins, idée portée également par Nancy Huston qui l’avait suggéré dans une tribune du journal Le Monde en 2003 après avoir vu le film de Mariana Otero relatant l’histoire de sa mère, Histoire d’un secret. L’idée a été validée par le Conseil de Paris mais combien de temps, d’énergie, de concertations et de force de persuasion faudra-t-il pour la faire aboutir ? On peut commencer par signer la pétition ici.
Absence de statistiques, données falsifiées, effacement des traces menacent la mémoire fragile de ces femmes : à nous de lire leurs lettres, de continuer à parler d’elles, d’entretenir cette mémoire de résistance.
Ce livre, ce projet de monument, ce n’est pas seulement l’hommage rendu au passé, c’est un acte de désobéissance civile qui résonne au présent. Une femme meurt toutes les neuf minutes dans le monde d’un avortement clandestin. Le droit à l’avortement est remis en cause par les gouvernements d’extrême droite partout en Europe et ailleurs. Même les pays où l’avortement est autorisé disposent d’un accès réel très inégal : en France, nombreuses sont les femmes qui doivent changer de département pour avoir accès à une IVG en raison des faibles moyens alloués aux structures médicales. La méthode médicamenteuse est prescrite à 78 %, reléguant l’avortement à la solitude de la sphère privée parce que cela évite de surcharger les équipes en effectif réduit (et que la méthode dite par aspiration n’est pas « rentable »). La loi mentionne pourtant que les personnes doivent pouvoir décider librement de la méthode abortive… Les attaques des militants anti-IVG sont croissantes, violentes, sous forme de campagne d’intimidation, de propagande qui avance masquée, mais très puissamment soutenues par les milliardaires fascistes et extrémistes religieux, Bolloré, Stérin et consorts. Notre vigilance doit être entière, comme notre soutien à celles qui osent aider les femmes à avorter illégalement ailleurs doit être constant. En Pologne, où l’avortement est désormais interdit depuis 2020, les équipes militantes de l’ONG fondée par Justyna Wydrzyńska Abortion Dream Team accomplissent un travail considérable et subissent des attaques répétées. Pour les soutenir, c’est là : https://adt.pl/en/.

Lucie Giovanetti

Teresa Moya invitée du podcast Incendiaires

mercredi 1er octobre 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Teresa Moya, autrice de Vegan food, art & rock’n’roll était l’invitée du podcast Incendiaires du 29 septembre 2025.
Elle revient sur ses années de punk et de militantisme, la restauration végane, L214, etc.

Un monument aux femmes mortes d’un avortement clandestin

lundi 29 septembre 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Le Monde du 28 septembre 2025.

Ne pas oublier les femmes mortes en France d’un avortement clandestin :
le combat d’artistes et de militantes féministes

Dimanche 28 septembre sera lancé un appel à l’édification d’un monument, à Paris, pour que ne soit pas oublié le sort des femmes mortes des suites d’un avortement clandestin avant que la loi Veil n’autorise l’interruption volontaire de grossesse, en 1975.

« Je remets mon sort entre vos mains. Et vous demande si il n’aurait pas [sic] un moyen de faire autrement en pratiquant une intervention car je ne désire pas cette maternité et ferais n’importe quoi… et suis capable du pire. Je vous en supplie, docteur, ne m’abandonnez pas. » Ces quelques lignes, datées du 13 novembre 1972, sont celles d’une mère d’un garçon de 6 ans, catastrophée par la découverte d’une nouvelle grossesse qui met en péril sa santé. Elle s’adresse à celui qu’elle nomme « l’homme des causes perdues » et, à titre personnel, « [son] dernier espoir » : le professeur de médecine Paul Milliez.

Des courriers comme celui-ci, il y en a une cinquantaine dans l’ouvrage Lettres pour un avortement illégal (1971-1974), à paraître le 17 octobre aux éditions Libertalia (224 pages, 18 euros). Dimanche 28 septembre, des extraits seront lus à la Maison de la poésie, à Paris, dans le cadre de la Journée mondiale pour le droit à l’avortement. Lors de cet événement sera lancé un appel à l’édification d’un monument à la mémoire des femmes mortes des suites d’un avortement clandestin.

Le professeur Milliez, auquel écrit cette femme en novembre 1972, est un personnage important de cette histoire. Quelques jours plus tôt, le 8 novembre, il a fait forte impression en intervenant, à la demande de Gisèle Halimi, au tribunal correctionnel de Bobigny. La célèbre avocate et militante féministe l’a fait citer comme grand témoin dans le cadre de sa défense de Michèle Chevalier, poursuivie pour avoir aidé sa fille Marie-Claire, 16 ans et victime d’un viol, à avorter.
A la barre, l’ancien résistant, par ailleurs catholique pratiquant et opposé à titre personnel à l’avortement, déclare qu’il aurait aidé la jeune fille à interrompre sa grossesse si elle l’avait sollicité. Son intervention est un tournant dans ce procès que Gisèle Halimi a choisi pour en faire une tribune politique contre la législation réprimant l’avortement. Sa portée historique se mesure, deux ans plus tard, au vote de la loi Veil autorisant l’interruption volontaire de grossesse, promulguée le 17 janvier 1975.

Combat mémoriel

Dans la foulée de sa prise de parole, relayée par la télévision et la presse écrite, de nombreuses femmes écrivent au professeur Milliez. Jeunes ou moins jeunes, souvent déjà mères, toutes de condition modeste, elles se tournent vers celui qui leur paraît être le seul recours. A la différence des femmes plus fortunées, elles n’ont pas la possibilité de partir avorter à l’étranger.

Cette correspondance a été trouvée en 2020, lors du déménagement des locaux de l’association Choisir la cause des femmes, cofondée par Gisèle Halimi, après la mort de cette dernière. Elle forme « un matériau historique puissant », souligne sa directrice générale actuelle, Violaine Lucas, qui fut bouleversée par cette découverte, après des années d’oubli sous d’autres documents de l’association, et s’attela à sa publication.

Son association sera présente à la Maison de la poésie, aux côtés d’autres (le Planning familial, la Fondation des femmes) et d’artistes et d’intellectuelles, dont l’écrivaine et Prix Nobel de littérature Annie Ernaux. L’occasion de rappeler la fragilité du droit à l’avortement et les attaques lancées à travers le monde, notamment en Pologne ou aux Etats-Unis. Dans ce contexte s’inscrit leur souhait de faire sortir « du secret et de la culpabilité » les récits intimes douloureux d’avortements clandestins, éclipsés dans la mémoire collective une fois la dépénalisation obtenue.

Grande collecte de témoignages

La réalisatrice de films documentaires Mariana Otero, présidente de la toute nouvelle association Aux avortées inconnues, est à la pointe de ce combat mémoriel. Elle souhaite avec un tel monument « permettre que l’histoire, cette histoire qui nous échappe, s’écrive »« Ce serait un geste à la fois d’hommage, de culture, d’histoire et de combat, avec l’envie de porter la joie que ces femmes avaient à vivre, et leur désir de ne pas crouler sous le nombre d’enfants », expose-t-elle avec enthousiasme.
Cet engagement résonne avec son histoire personnelle. Elle a 4 ans quand sa mère, la peintre Clotilde Vautier, meurt à l’hôpital à l’âge de 28 ans, laissant deux petites filles et un mari éploré. Nous sommes en 1968. Pendant toute leur jeunesse, Mariana et sa sœur, la comédienne Isabel Otero, croiront qu’une appendicite est à l’origine du décès tragique de leur mère, dont la famille parle très peu. Ce n’est qu’en 1994 que leur père leur révèle qu’elle est, en réalité, morte d’une septicémie consécutive à un avortement clandestin.
Mariana Otero mettra dix ans à en faire un film. Quand Histoire d’un secret arrive sur les écrans de cinéma en 2003, c’est un moment important de partage, qui dépasse le simple récit familial. « Pendant un an, nous avons organisé des rencontres à l’issue des projections. A l’entrée des cinémas, il y avait des files d’attente avec des femmes âgées, qui venaient avec leur fille, leur fils », se souvient la réalisatrice. Dans la foulée, l’écrivaine franco-canadienne Nancy Huston, très touchée par le film, imagine, dans une tribune au Monde, « une sorte de monument à l’Avortée inconnue », associant les peintures de Clotilde Vautier. Et puis le temps passe, l’idée est oubliée.
Elle ressurgit à la faveur des débats sur la constitutionnalisation du droit à l’avortement, puis de la célébration des 50 ans de la loi Veil, en janvier 2025. L’historienne Bibia Pavard, qui participe en 2024 à une grande collecte de témoignages sur l’avortement clandestin organisée par l’Institut national de l’audiovisuel, rencontre alors Mariana Otero. Saisie par « le tabou qui existe autour de ces récits », elle découvre « le peu de connaissances historiques autour des décès qu’ils ont provoqués ».

« Moment favorable »

Entre 300 000 et 1 million de femmes auraient avorté illégalement chaque année, avant 1975. Combien en sont mortes ? Peu d’archives permettent de répondre, d’autant que les registres d’hôpitaux, quand ils n’ont pas été détruits, font rarement mention de l’avortement comme cause de décès. « Ériger un monument mémoriel, et y associer un site Internet pour recueillir des témoignages permettrait d’éclairer cette histoire, le moment est venu de rendre visibles ces expériences », explique Bibia Pavard, membre de l’association Aux avortées inconnues.
« On est à un tournant mémoriel, qui est lié en partie à l’urgence parce que les témoins directs de cette époque vont progressivement disparaître, mais aussi à un moment favorable, avec depuis [le mouvement] MeToo une mise en visibilité du vécu des femmes qui peut contribuer à une mémoire publique de l’avortement clandestin », estime la spécialiste de l’histoire des femmes. Le vote, le 20 mars au Sénat, d’une proposition de loi portée par la sénatrice socialiste du Val-de-Marne, Laurence Rossignol, visant à réhabiliter les femmes condamnées pour avoir avorté avant la loi Veil s’inscrit dans cette même démarche mémorielle.
Signe de ce moment propice, les initiatrices du projet ont obtenu, le 6 juin, le vote à l’unanimité d’un vœu de soutien au monument par le Conseil de Paris. Mais sa portée « reste à ce stade symbolique », convient Laurence Patrice, l’adjointe à la maire de Paris chargée de la mémoire et du monde combattant qui l’a défendu avec Hélène Bidard, adjointe à l’égalité femmes-hommes. Sa mise en œuvre dépendra de la volonté politique de l’équipe municipale qui sera élue en mars 2026.

Solène Cordier

Corinne Morel Darleux dans La Terre au carré

lundi 29 septembre 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Corinne Morel Darleux était l’invitée de l’émission La Terre au carré du vendredi 26 septembre 2025 sur France inter.
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/la-terre-au-carre/la-terre-au-carre-du-vendredi-26-septembre-2025-5457780
« Passée par une école de commerce, puis une galerie d’art, à consultante pour les entreprises du CAC40, puis secrétaire nationale d’un parti politique, militante dans les milieux libertaires, pour enfin être écrivaine, Corinne Morel Darleux a eu mille vies.
Sa vie actuelle s’ancre dans la Drôme, et ce, depuis 17 ans, l’écrivaine s’enrichit d’espaces et d’expériences plurielles, à la fois dans les milieux politiques, militants et littéraires. »

Ciao Giusti

lundi 22 septembre 2025 :: Permalien

Notre ami Giusti Zuccato est décédé le 12 septembre 2025. Voici le texte lu par Charlotte, lors de ses obsèques, à Sauve (30), vendredi 19 septembre.

Je suis arrivée à Court-Circuit une fin d’après-midi de 2005 par l’entremise de Romain, qui m’avait dit que cette structure de diffusion de livres critiques cherchait quelqu’un. Entretien d’embauche à 17 heures. Je me suis installée en face de Giusti, dans le local de la rue Saint-Sébastien (Paris 11). Il m’a rapidement présenté le poste, et il m’a demandé si je voulais boire un verre de blanc. Je suis partie à 3 heures du matin… avec un nouveau travail.

Ces presque cinq années à bosser aux côtés de Giusti, Robert, Éric, Bérangère et Fabrice ont été les plus belles années de ma vie. C’est là que j’ai rencontré Nico. Outre le boulot que j’aimais beaucoup, qui m’a fait voyager, rencontrer des dizaines d’éditeurs et de libraires, dont certains sont devenus des amis, ces cinq années ont été marquées par des discussions politiques enflammées, des nuits à refaire le monde, des fêtes, des crises de rire, des débats sur des bouquins et des salons du livre. Comme mon premier salon de la BD à Angoulême, où Giusti avait loué une maison. Nous étions six ou sept, avec Gipi. On était une joyeuse bande d’allumés, on tenait le stand la journée et on faisait la fête toute la nuit.

C’est Giusti qui m’a fait connaître le monde la BD. J’ai vécu quelque temps dans l’entrepôt de Montreuil, au sein du bureau des éditions Vertige Graphic, où Bérangère venait travailler. Ici, on a fait des grandes fêtes, on a écouté Tom Waits à fond, du jazz, du reggae. C’est vrai que tu étais un DJ hors pair ! Et puis on parlait de livres, d’imprimerie, de papier et même de compta ! On se moquait gentiment des tableaux Excel d’Éric, qui étaient toujours si compliqués ! Le premier livre que tu m’as offert en me disant que je ne pouvais pas ne pas l’avoir lu, c’est L’Œil de Carafa du collectif italien Luther Blissett, premier pseudo de Wu Ming. Quand je venais ensuite te voir à Sauve, on mangeait ces merveilleuses pâtes aux sardines, et je repartais tout le temps avec des livres que je devais absolument lire. Ces escapades l’été étaient devenues une tradition. Et des fois tu me reprochais de ne pas respecter les traditions !

Il va sans dire que c’est la première fois de ma vie que mon patron est devenu un ami, et un ami si cher… Giusti aimait les gens, il savait écouter. Et ça, pour un mec de sa génération, c’était pas gagné. Il n’a jamais eu la position surplombante du gars qui a tout vécu, qui étale sa culture, et pourtant il en avait des histoires à raconter. Giusti s’intéressait aux autres, avec une grande générosité, et il avait un profond respect pour les femmes.

Ton héritage, Giusti, en tout cas dans le milieu du livre militant, est là. Il y a d’abord David et Rachel, qui ont fièrement continué la diffusion avec Hobo, et l’édition de textes anarchistes avec Nada. Il y a Nico et moi, c’est-à-dire Libertalia, qui va évidemment publier ton livre et qui te doit beaucoup. Et puis tous les autres qui sont passés par la rue Saint-Sébastien : Daniel Chéribibi, Laurent, Romain de Serendip, Ferdi… On est tous allés à l’école italienne ! Et je sais que ça te faisait chaud au cœur. Tous les ans, fin décembre, on t’envoie une photo de nous, et l’année dernière, tu nous as écrit ceci :

« Salut la confrérie du livre libertaire ! Je suis ravi de constater que la désormais lointaine expérience que nous avons partagée à Court-Circuit a contribué à vous ouvrir la route dans le métier du livre. Vous êtes aujourd’hui parmi les meilleurs éditeurs libertaires, de bons libraires, et Hobo le seul diffuseur indé qui non seulement tient la route mais se développe. À l’époque, jamais j’aurais pu imaginer un si beau parcours. Aujourd’hui je peux le dire : vous avez réalisé mon rêve. Mais ce qui réchauffe encore plus le cœur est de voir que des amitiés et des complicités véritables se sont construites et perdurent quinze ans plus tard. »

Giusti, tu as été l’artisan sans relâche d’un autre monde, d’un monde vivable, plus juste et fait d’utopies concrètes. La vie est un terrain de lutte et de joie. Tu te demandais souvent comment on peut garder ses idéaux et en même temps vivre « normalement » en gagnant sa vie en travaillant, plutôt qu’en allant chercher les sous là ils sont. Notre ami Philippe Mortimer, des éditions l’insomniaque, m’a transmis un de tes messages, et j’aimerais en partager un petit extrait :

« La quantité de choses vécues et traversées qui remontent à la surface en essayant de raconter mon parcours est assez incroyable. Depuis un moment j’aime dire que la seule certitude que j’ai eue est celle du doute, non pas sur le fait que ce monde est merdique et qu’il faut tout mettre en œuvre pour l’abattre, mais sur comment y parvenir sans reproduire les mécanismes qu’on est censé transformer radicalement. »

L’écriture de ton livre a été un long travail. Et heureusement, tu es parvenu à le terminer. Il va sortir en février, et on le fêtera à ton image, tous ensemble je l’espère. À Paris et à Sauve, où tu as aussi joué ton rôle de passeur, avec Samuele et Fanny.

Je n’imagine pas la vie sans Giusti, en tout cas elle ne pourra être que « moins ». On rencontre peu de personnes dans une vie qui font changer le cours de notre existence. La rencontre avec Giusti a changé ma vie. Tu vas me manquer mon vieil ami, mon camarade.

Elsie, Stéphane et Mélina, j’espère que nos chemins se croiseront souvent pour garder le lien.

Charlotte