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jeudi 22 octobre 2020 :: Permalien
Publié dans Le Monde des livres, daté du vendredi 23 octobre 2020.
Quelques jours après l’assassinat de Samuel Paty, un autre professeur d’histoire au collège signe « Journal d’un rescapé du Bataclan », témoignage bouleversant, d’une stupéfiante résonance.
Voici le journal d’un professeur d’histoire. À la date du 7 septembre 2017, il note : « Ma nouvelle salle de cours n’est pas idéale en cas d’attaque du collège. Je donne direct sur la cour, avec des vitres sans rideaux… » Un an plus tôt, à propos des exercices « attentat-intrusion » décidés par le ministère, il s’interroge : « On va demander aux élèves de faire des points de compression à leurs profs criblés de balles ? » Et le 5 décembre 2015, ayant lu dans le magazine francophone de l’organisation État islamique, Dar al-Islam, une dénonciation du complot judéo-maçonnique qui serait à l’origine de l’école républicaine, il ironise : « Après avoir visé des lieux festifs et de “perversion”, Daech voudrait à présent s’attaquer aux enseignants. Ce n’est pas une grande surprise […]. On attend avec impatience les formations proposées par l’Éducation nationale pour réagir à une attaque en salle des profs par des individus armés de fusils d’assaut et de ceintures d’explosifs. »
À peine un mois avant d’écrire ces mots, le 13 novembre, Christophe Naudin se trouvait au Bataclan. Il y est resté caché des heures dans un cagibi, serré contre d’autres corps affolés. Il y a perdu son ami Vincent. Il y a enjambé des cadavres. Et il y a croisé le regard d’un des tueurs, ce regard furieux, saturé de haine, qui a donné à sa propre existence un nouveau coup d’envoi. Le mince volume qu’il publie, le 30 octobre, sous le titre Journal d’un rescapé du Bataclan. Être historien et victime d’attentat, constitue un témoignage bouleversant. Non seulement parce qu’il trouve aujourd’hui, après l’assassinat de son collègue Samuel Paty, une stupéfiante résonance. Mais aussi parce qu’il retrace, avec une liberté et une sincérité admirables, les démêlés intérieurs d’un prof de gauche, activement engagé contre la haine des musulmans, soudain frappé par la terreur islamiste.
Une reconstruction et une élucidation
Ce journal est donc celui d’une reconstruction, au sens le plus charnel du terme : Christophe Naudin y consigne ses séances chez la psychologue, ses efforts pour surmonter le trauma, les flashs qui continuent de le hanter (souvenir obsédant de ce bout de cervelle collé à un ampli), les cauchemars qui hachent ses nuits (« L’image de types tirant à la kalach sur une école. J’ai vu les flammes sortir des canons et entendu les tirs… »), les crises de panique, le goût métallique qui lui reste dans la bouche… Mais cette reconstruction est également une élucidation : coauteur d’un essai consacré aux récupérations islamophobes du passé, Charles Martel et la bataille de Poitiers. De l’histoire au mythe identitaire (avec William Blanc, Libertalia, 2015), Christophe Naudin prend bientôt conscience que ses soutiens les plus enthousiastes manifestent trop souvent de l’indulgence à l’égard de l’islamisme. Lui qui a connu le réel des attentats djihadistes supporte de plus en plus mal que certains de ses amis minimisent le danger, voire le nient, quitte à cautionner des thèses qui n’ont rien à voir avec l’héritage de la gauche.
Un jour, au Salon anticolonial de Marseille, il est apostrophé par un homme qui proclame que les Berbères ont été « envoyés par les Juifs » pour se débarrasser des Arabes ; exaspéré par l’attitude accommodante des organisateurs, Naudin décide de s’en aller. Une autre fois, un collègue, avec lequel il surveille les examens du brevet, lui affirme qu’évidemment il condamne Daech… mais que la montée de l’islamisme en Algérie avait été organisée, à l’origine, par un certain « groupe » aux États-Unis. Ces épisodes, qui auraient naguère paru anecdotiques au militant de gauche, ont maintenant un effet dévastateur sur le rescapé du Bataclan : « Je sature de ceux qui font ami-ami avec Tariq Ramadan, le Parti des indigènes de la République et toute cette nébuleuse, parce que l’islam serait la religion des dominés […]. La leçon de Dieudonné n’a pas servi », déplore Naudin dans ce journal de survie et de colère.
Son livre parvient à se tenir sur la corde raide. Chaque phrase est traversée par une seule et même question : est-il possible de concilier révolte et lucidité, peut-on demeurer fidèle à une certaine espérance d’émancipation, tout en ouvrant les yeux sur les complaisances dont l’islamisme bénéficie à gauche ? Issu d’une famille de militants aux engagements sociaux et antiracistes, Naudin constate qu’il n’est pas le seul à s’interroger : « Je pense à des gens, particulièrement mes proches, qui n’en peuvent plus, à la fois de la violence et de l’ambiance insupportable dues aux attentats, et des leçons de morale, des procès en racisme ou des circonstances atténuantes (ou ressenties comme telles) accordées aux terroristes. »
Les ponts sont coupés
Bien sûr, son journal l’atteste, Christophe Naudin aimerait continuer à vivre et à parler en homme de gauche. Page après page, il brocarde les « fafs », se rend à Nuit debout, évoque avec nostalgie les grandes grèves de 1995, dit son indignation face au racisme ou aux violences policières. Pourtant, le Bataclan est passé par-là, et de la même manière que Philippe Lançon, dans Le Lambeau (Gallimard, 2018), décrit la cohabitation, dans un seul et même corps, entre « celui qui n’était pas tout à fait mort » et « celui qui allait devoir survivre », Naudin fait entendre une vérité qui est moins intellectuelle que physiologique : avec l’homme qu’il était « avant », les ponts sont désormais coupés.
La façon dont il évoque cette cassure, exhibant ses doutes, ses souffrances, relève du courage. En relève aussi le geste des éditions Libertalia, petite maison de sensibilité anarchiste, qui ose publier ce livre où sont mis en cause quelques-uns de ses « alliés », et même un auteur de son catalogue. Mais ces militants libertaires le savent bien : dans les périodes de funeste désorientation, quand triomphent la mauvaise foi et les grimaces partisanes, tout dissident prend le risque de se retrouver seul, sous le feu croisé des ennemis de toujours et des amis sans bravoure.
Que se passera-t-il, cette fois ? Par miracle, le témoignage de Christophe Naudin provoquera-t-il, chez ses camarades, un débat loyal ? Ou bien, comme si souvent dans le passé, le rescapé sera-t-il banni comme renégat ? Dans ce cas, le sceptique serait une fois encore traité en apostat, quand il faudrait reconnaître, chez celui qui prend la parole aujourd’hui, un homme de gauche giflé par la réalité, un historien mis en lambeaux.
Jean Birnbaum
lundi 12 octobre 2020 :: Permalien
Paru le 5 octobre 2020 dans Questions de classe(s).
À l’heure où les jeunes filles font encore l’objet de remarques et d’attaques concernant leur tenue vestimentaire, voire de sanctions au sein des établissements scolaires, loin de soutenir leur émancipation et de lutter contre les jugements sexistes qui véhiculent une culture du viol insidieuse, le ministre Blanquer n’a rien trouvé de mieux que de mettre en avant la « tenue républicaine » que chacun·e se devrait de respecter pour aller à l’école…
Questions de classe(s) a souhaité revenir sur cette culture du viol en questionnant Valérie Rey-Robert, qui a publié chez Libertalia Une culture du viol à la française (2019) et Le Sexisme, une affaire d’hommes (2020).
Q2C : Pouvez-vous expliquer rapidement ce que vous appelez la culture du viol ?
VRR : La culture du viol est l’ensemble des idées reçues sur les violeurs, les victimes de viol et les violences sexuelles. Invariablement ces idées reçues concourent à déresponsabiliser le violeur, culpabiliser la victime et invisibiliser le viol. On parle de « culture » car ces idées reçues se transmettent de génération en génération, évoluent avec le temps et imprègnent toute la société.
Q2C : Récemment, de nombreuses jeunes filles se sont vues reprocher, dans le cadre scolaire, de porter des vêtements « incorrects » parce que, semble-t-il, ils ne couvraient pas assez leur corps. La culture du viol peut-elle expliquer cette attitude d’autorités scolaires ?
VRR : On part du principe en demandant aux jeunes filles de davantage se couvrir qu’il y aurait une norme en la matière. Or cette norme semble difficile à définir puisqu’il y aurait le « trop peu couverte » (crop top, mini-jupe, short, etc.) et le « trop couverte » (foulard, hijab, jupe longue et ample, etc.). Cela fait déjà donc partie des injonctions contradictoires qu’on va envoyer aux jeunes filles en leur disant d’à la fois ne pas trop se couvrir et ne pas trop se découvrir.
Cela participe à la culture du viol parce que cela implique que, si elles sont trop découvertes, cela va affoler les garçons qui pourraient être déconcentrés voire agresser sexuellement. Encore une fois donc la responsabilité du mauvais comportement potentiel des garçons est mise sur le dos des filles qui doivent modifier leur comportement. Qui plus est cela assoit l’idée reçue que c’est la tenue dénudée qui ferait qu’un homme viole/insulte/agresse, maintes et maintes études ont démontré que cela n’est pas le cas.
Q2C : Cela relève-t-il selon vous d’une forme de violence institutionnelle, et si oui, quelle forme prend-elle ?
VRR : C’est bien évidemment une violence institutionnelle, systémique (dans le sens où elle fonde nos structures sociales) car, comme je le disais, on explique aux filles qu’il y a de mauvaises manières de s’habiller qui sortent de la simple convenance selon les lieux. Là où on dit à tout le monde de s’habiller convenablement (selon le métier auquel on postule, on ne va pas y aller en tongs et short, même chose pour un enterrement) mais seules les femmes se voient reprocher d’être trop ou pas assez habillées. Limiter la liberté de s’habiller (parce que sinon il va « leur arriver quelque chose et cela sera de leur faute ») est une violence genrée et sexiste.
Q2C : Comme ça se passe dans un cadre scolaire, peut-on parler d’un « geste pédagogique » ? Et si oui, que cherche-t-il, selon vous, à apprendre a) aux élèves filles, b) aux élèves garçons ?
VRR : Ce geste apprend aux filles et aux garçons que la responsabilité de ne pas être violée/agressée/insultée dépend des filles. Cela dit clairement aux garçons qu’ils n’ont pas à changer de comportement (et que quelque part ils ne le peuvent pas, tant les adultes valident qu’ils « perdent la tête » devant une paire de jambes ou un nombril) et cela apprend aux filles que c’est leur faute si elles sont harcelées/insultées/violées etc. parce qu’on les avait bien prévenues que cela tenait à leur tenue.
Q2C : Est-il pertinent d’établir un lien entre cette forme de répression et celle qui frappe les femmes portant le voile ?
VRR : Oui cela participe du même fonctionnement avec, comme je le disais au-dessus, l’idée perverse que les femmes devraient instinctivement savoir, par le « bon sens » ce qu’est une « tenue normale » comme a dit Blanquer. Les femmes sont censées en France être désirables par les hommes (ce que le voile empêcherait) mais sans pour autant l’être trop. Il faudrait donc apprendre à naviguer entre ces deux rives, sur une ligne extrêmement étroite. Bien sûr la répression des femmes portant le foulard est un peu différente puisqu’il s’y ajoute des critères racistes et une répression législative.
Propos recueillis par Mathieu Billière.
lundi 12 octobre 2020 :: Permalien
Publié dans Siné Mensuel n° 98, juillet-août 2020.
Jean Stern, Canicule, en souvenir de l’été 2003.
2003 : presque 20 000 personnes âgées meurent de chaud dans l’indifférence. Malgré les signaux d’alarme, le gouvernement ne prend pas la mesure du désastre dans le huis clos des hôpitaux. Jean Stern, qui est alors hospitalisé à Tenon (Paris), raconte dans un récit suffocant, et ces vieux fauchés par l’hécatombe et un personnel hospitalier déterminé autant que démuni dans un hôpital débordé. Toute ressemblance avec des événements récents n’est pas fortuite. Bien au contraire.
lundi 12 octobre 2020 :: Permalien
Publié dans dans la revue Dix-Huitième Siècle, n° 52 (2020).
Cette traduction de l’œuvre majeure du grand historien allemand Walter Markov (1909-1993) sur une figure de la Révolution parisienne, parue en RDA en 1967 et rééditée avec l’ensemble de ses travaux sur Jacques Roux en 2009 à l’occasion du centenaire de sa naissance, est particulièrement bienvenue. En dépit de la distance idéologique significative qui sépare le contexte historiographique actuel de celui des années 1960, cette biographie d’une grande érudition, dont le style littéraire « à la Stefan Zweig » avait jusque-là rebuté les traducteurs, suscite dans sa version française un demi-siècle après sa publication en allemand un véritable plaisir de lecture, due à l’inventivité et à l’habileté de la traductrice. Un CD-Rom, joint à l’ouvrage, donne avec les Acta et scripta, les textes de Jacques Roux édités en français en 1969, et les Digressions sur Jacques Roux, publiées à Berlin en allemand en 1970, les clefs du travail de recherches accompli par Markov, qui consacra dix ans de sa vie et quatre livres au curé rouge. Avec cette mise en perspective des analyses de Markov et de l’intégralité des textes et discours disponibles, l’appareil critique réalisé par Jean-Numa Ducange et Claude Guillon fournit les éclaircissements nécessaires et actualise les repères historiographiques.
Les huit chapitres de l’ouvrage retracent sans complaisance la carrière du révolutionnaire avant et pendant la Révolution, en replaçant les épisodes de sa vie dans le contexte des événements et des milieux dans lesquels il évolue, en Angoumois puis dans la capitale, et en restant au plus près de l’analyse de ses écrits. Né en Charente en 1752, fils d’une famille nombreuse, Jacques Roux devient prêtre, et sera sous la Révolution vicaire de Saint-Nicolas-des-Champs, à Paris, section des Gravilliers. C’est dans ce quartier qu’il s’imprègne de la culture politique radicale, dans une section qui sera un des pôles de l’insurrection du 10 août, avec celle du Théâtre-Français et celle de Santerre, au faubourg Saint-Antoine. Prêtre constitutionnel en 1791, il est proche des Cordeliers et de Marat, devient conseiller municipal et fait figure de chef de parti quand il est chargé d’assister Louis XVI lors de son exécution. Markov retrace son itinéraire en 1793 dans le groupe des Enragés et fait une analyse approfondie de ses discours, de celui Sur les causes des malheurs de la République au Manifeste des Enragés du 25 juin 1793 : « La liberté n’est qu’un vain fantôme quand une classe d’hommes peut affamer l’autre impunément… » Après l’assassinat de Marat, Roux publie la suite d’un de ses journaux, Le Publiciste de la République, tandis que Théophile Leclerc reprend le titre de L’Ami du Peuple. Leclerc et Roux servent la cause populaire avec les Citoyennes républicaines révolutionnaires, soutiennent la contestation sociale et les journées de septembre 1793, un soutien qui leur est fatal. N’ayant pu s’imposer dans la bataille, ils sont écartés sans difficulté par les chefs de la Montagne, qui cèdent en apparence aux revendications populaires pour imposer une économie de guerre et assurer la victoire de la République par la mise en œuvre programmée du gouvernement révolutionnaire. Jacques Roux est une des premières victimes de ce tournant ; arrêté comme d’autres porte-paroles du courant égalitaire après les journées de septembre, il ne se fait guère d’illusions, lui que son état de prêtre désigne comme suspect. Renvoyé devant le Tribunal révolutionnaire par le tribunal du Châtelet en janvier 1794, persuadé qu’il sera condamné, il se poignarde par deux fois et meurt le 10 février 1794. La publication sur le CD-Rom des écrits de Jacques Roux et des textes de Markov publiés en allemand donne les clefs de lecture de ce travail d’une immense érudition. Des articles de Claude Guillon sur les Enragés et de Roland Gotlib, véritable passeur des travaux de Markov en 1989 dans le Dictionnaire historique d’Albert Soboul et ses recherches sur les Gravilliers, s’ajoutent à l’ensemble. Un index et une bibliographie sélective des ouvrages généraux, tant sur la révolution populaire que sur Jacques Roux, les « curés rouges » et les Enragés parachèvent cette biographie remarquable, enfin disponible en français. La postface de Matthias Middell, qui met en contexte la carrière internationale du professeur de Leipzig et replace ses travaux sur la Révolution française dans les enjeux historiographiques et le débat général sur les rapports entre violence et révolution, souligne les multiples aspects et l’intérêt d’une recherche qui va bien au-delà de la biographie d’un individu.
Raymonde MONNIER
mercredi 7 octobre 2020 :: Permalien
Publié dans 50/50 le magazine de l’égalite femmes-hommes, le 10 juillet 2020.
Human rights, diritti umani, derechos humanos, direitos humanos… Seule la France, contrairement aux autres pays francophones qui ont volontiers adopté l’expression « droits humains », s’entête à parler des « droits de l’homme ». Depuis sa création en 2015, le collectif Droits humains pour tou·te·s (DHPT) milite pour l’abandon de cette appellation. Le collectif a publié un livre manifeste qui retrace, à travers des contributions variées, l’histoire du collectif et de sa lutte pour un langage égalitaire.
Dans l’avant-propos, Géraldine Franck, coordinatrice de l’ouvrage collectif, déclare : « le langage est politique : ce qui n’est pas mentionné n’existe pas ». En effet, le langage est loin d’être neutre, puisque ce sont les mots qui structurent et guident notre pensée au quotidien. Le constat que fait DHPT est le suivant : en français, le masculin est neutre et le féminin est invisible. En particulier, parler des « droits de l’homme », et non des « droits humains », revient à invisibiliser les femmes, leurs droits et leurs luttes sur le plan institutionnel. C’est pour cette raison qu’est né le collectif qui, dès la première publication sur son site, a annoncé : « le collectif Droits humains se dissoudra dès lors que les institutions de la République française auront enclenché des changements tangibles. À défaut, il restera actif aussi longtemps que nécessaire ».
L’ouvrage rassemble une grande diversité de textes. À ceux rédigés par les membres du collectif, s’ajoutent des contributions de linguistes, historien·nes et sociologues, comme Christine Delphy et Éliane Viennot, qui y livre d’ailleurs un texte inédit. DHPT a également intégré des plaidoyers présentés lors du concours d’éloquence organisé chaque année par le collectif. À travers des plaidoiries, fables, parodies et poèmes, leurs autrices et auteurs explorent les enjeux d’une langue inclusive, comme la comédienne Typhaine D dans La Pérille mortelle. Elle propose une « grammaire féministe impertinente » contrôlée par des Académiciennes qui affirment que « la féminine l’emporte sur la masculine », au grand dam de ces « associations masculinistes prostatiques ». Entre les textes se glissent des illustrations, réalisées notamment par Catel ou Emmanuelle Teyras, qui dénoncent avec humour le sexisme de la langue française.
La pluralité des voix constitue une grande force de l’ouvrage, qui apporte un éclairage à la fois grammatical, historique, sociologique et politique à l’argumentaire du collectif. DHPT et ses collaboratrices/collaborateurs répondent à un grand nombre de questions. Depuis quand le masculin est-il le genre neutre, et pourquoi ? Quand a-t-on abandonné la règle de proximité ? Qu’est-ce que le féminin conjugal [1] ? Que dit notre langue sur notre société ? Comment la grammaire contribue-t-elle à invisibiliser les femmes et à leur imposer la domination masculine ? Il est difficile de ne pas se laisser convaincre par au moins l’un des textes. Dans sa solide argumentation, DHPT rappelle le slogan rendu célèbre par le Mouvement de libération des femmes dans les années 1970, « un Homme sur deux est une femme ». Sept mots suffisent à révéler l’invisibilisation des femmes et la masculinisation du langage.
À celles/ceux qui, après lecture de l’ouvrage, diront encore que « ce ne sont que des mots », il conviendra de poser la question suivante : pourquoi l’Académie française s’acharne-t-elle contre l’évolution du langage, au point de déclarer en 2017 : « devant cette aberration “inclusive”, la langue française est en péril mortel » ? C’est bien la preuve que le langage est politique, et que les mots sont des armes. Le français est une langue vivante : contrairement au latin qui restera gravé sur des tablettes de cire, elle peut changer, évoluer et être un outil de lutte pour un monde plus égalitaire. Afin de contribuer encore plus largement au combat contre les violences faites aux femmes, le collectif a d’ailleurs choisi de reverser intégralement les droits de l’ouvrage au collectif #NousToutes.
Non, l’homme n’inclut pas la femme, loin de là. L’ouvrage se clôt avec la Déclaration des droits humains des citoyennes et des citoyens, votée par l’Assemblée nationale en 1789, adaptée à la mixité par Zéromacho en 2015. Avec seulement quelques modifications et ajouts (un seul point médian est utilisé), ce texte fondateur, emblématique de la Révolution française, devient non sexiste. Le résultat n’est ni étrange, ni difficile à lire, preuve que le langage épicène n’est pas, comme l’affirment ses détractrices/détracteurs, un « péril mortel » mais bien une façon d’avancer vers l’égalité.
Lou Cercy
[1] Comme l’explique Ségolène Roy, le féminin conjugal désigne la forme féminine d’une fonction prestigieuse, utilisée au XIXe siècle pour désigner l’épouse de l’homme chargé de cette fonction interdite aux femmes : l’ambassadrice est donc simplement l’épouse de l’ambassadeur.