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mercredi 28 juin 2017 :: Permalien
Publié le 19 juin 2017 sur mediapart.fr.
Un an après la parution de son premier livre, Véronique Decker raconte, dans un nouvel ouvrage baptisé L’École du peuple, son quotidien de directrice d’école élémentaire à Bobigny, en Seine-Saint-Denis. Aux premières loges, elle assiste au délitement des services publics et à la précarisation des habitants, qui ne peuvent plus se soigner, se nourrir ou se loger.
Les combats du quotidien, Véronique Decker en a cent. Elle vient, par exemple, d’essayer de convaincre une mère de ne pas faire manquer 15 jours de classe à sa fille dès la rentrée pour cause de vacances prolongées. Elle a dû lui expliquer que celle-ci serait handicapée dans son apprentissage en commençant l’année scolaire en retard. Elle est aussi habituée à aider des familles démunies à se repérer dans le dédale de l’administration française. Plus grave et plus rude, elle doit accompagner les enfants dont la nuit reste suspendue aux appels au 115 pour dénicher un hébergement d’urgence.
Contrairement aux apparences, Véronique Decker n’est pas assistante sociale mais directrice de l’école Marie-Curie à Bobigny, en Seine-Saint-Denis. Sa mission, et c’est pour cela aussi qu’elle l’aime, déborde du cadre purement scolaire. Voilà pourquoi elle milite pour que la réussite scolaire soit rebaptisée « réussite sociale », tant la professeure voit chaque jour à quel point leurs conditions de vie ont une influence sur le destin scolaire des enfants dont elle s’occupe. Les livres sur l’école pullulent. Souvent écrits par des théoriciens qui regardent leur objet d’une position en surplomb, sans donner la parole à ces acteurs courageux qui, chaque jour, subissent les décisions venues d’en haut et doivent composer avec des injonctions parfois ubuesques.
Dans son nouvel ouvrage, fort justement baptisé L’École du peuple (éditions Libertalia), elle réussit un tour de force. Piquante, elle parvient à évoquer la pauvreté à l’école, les ghettos urbains entretenus par la République, les petits désespoirs qui jalonnent ses journées, sans jamais verser dans le misérabilisme ou se départir de son humour. À tel point que cette lecture apparaît presque frustrante, tant elle donne envie d’en savoir plus sur la situation des protagonistes du récit et de creuser les multiples sujets évoqués. Par ailleurs, pour préserver l’anonymat des concernés et éviter qu’un enfant puisse se reconnaître et se sentir blessé ou trahi, l’auteure a veillé à brouiller tout repère temporel et topographique.
Bien entendu – et elle ne s’en cachait pas dans son premier ouvrage, paru en 2016 aux mêmes éditions Libertalia, Trop classe ! Enseigner dans le 9-3 –, la lassitude l’étreint après trente-trois années passées dans l’enseignement en zone prioritaire. Elle voulait souffler un peu avant de prendre sa retraite. Elle avait demandé à quitter l’école nichée au cœur de la cité Karl-Marx, à Bobigny, pour achever sa carrière au vert, en Corrèze. L’administration n’a pas jugé bon de satisfaire sa requête. Alors, Véronique Decker a continué d’écrire. Le premier essai était un livre d’adieu, le second, un livre de transmission. Si elle parvient à ne pas ployer sous la tristesse, c’est parce que le fait de raconter et de dénoncer ces situations lui permet de se dire qu’elle a au moins tenté de faire quelque chose face à des difficultés grandissantes.
En 64 billets courts et enlevés, la directrice explore l’école dans ces territoires que certains disent perdus pour la République. Il est facile de graver aux frontons des établissements scolaires de grands et beaux principes comme Liberté, Égalité, Fraternité. Encore faut-il que les faits s’accordent à cette devise. Véronique Decker ne baisse pas les bras et ambitionne de donner corps à des tranches de vies humaines souvent rudes, des situations sociales délicates. Sans jugement : « Je ne veux pas taper sur les gens. Oui, parfois les parents ne font pas ce qu’ils devraient, mais ils font du mieux qu’ils peuvent. Je ne suis pas là pour juger les instituteurs qui sont parfois mauvais comme les parents. Dans la vie, les gens font du mieux qu’ils peuvent. J’essaie de ne pas écrire quelque chose de stigmatisant et de faire émerger les raisons des vrais problèmes. »
Et parmi ces « vrais » problèmes, Véronique Decker n’inclut pas la religion, volontairement : « J’en ai ras-le-bol que le foulard devienne l’alpha et l’oméga de la banlieue. » Encore une fois, la professeure engagée, adhérente de SUD Éducation, férue de la pédagogie émancipatrice de Célestin Freinet, qu’elle applique dans son école, explique ne pas avoir la prétention de connaître « les banlieues », mais avoir des choses à dire sur la sienne.
Sans surprise, dit-elle, les habitants de ces quartiers sont emmurés dans des « ghettos » et subissent de plein fouet une intense « régression sociale ». Véronique Decker raconte avoir vu la dégradation des conditions de vie autour d’elle. Elle a vu aussi disparaître la mixité sociale. En consultant son vieux registre aux dates de ses premières années d’enseignement, elle constate qu’alors, cette banlieue connaissait « une véritable mixité de l’origine des élèves. Certes, la cité Karl-Marx est une cité HLM, donc on n’y croise pas de gens “riches”. Mais il y avait des ouvriers qualifiés, des employés, des instituteurs, des employés des postes, des descendants d’habitants de toutes les régions de France et de toutes les immigrations du XXe siècle ». Aujourd’hui, son école, écrit-elle, est devenue « un ghetto ethnique ».
Loin des caricatures des quartiers populaires, Véronique Decker relate par exemple comment, un soir à Bobigny, elle a croisé deux jeunes hommes noirs au corps imposant, sculpté par la musculation, tous deux encapuchonnés. L’archétype des jeunes qui font peur. « Les enfants des banlieues ne sont pas des sauvageons, et pour qu’ils ne soient pas notre épouvante, il ne faut pas les craindre », écrit-elle. Ni se laisser piéger par les préjugés.
Elle narre aussi les histoires de ces enfants si jeunes et déjà aux prises avec des responsabilités d’adultes. Elle se souvient de cette petite fille qui a dû s’occuper seule de sa petite sœur, tombée malade, alors que ses parents avaient laissé leur progéniture à un proche, qui s’est évanoui dans la nature, pour une visite au pays natal. Ou encore cet élève qui devait gérer pour sa famille analphabète des démarches administratives. Il s’alarmait de la baisse du salaire de son père, embauché sur un chantier. Le patron indélicat avait simplement décidé d’amputer le salaire de la prime de panier, au motif que, pendant le ramadan, les employés ne déjeunent pas. Véronique Decker a réparé la situation en un coup de fil, administrant ainsi en direct à cet enfant une leçon d’éducation civique.
Le témoignage de la directrice reste précieux. Elle a vécu les mutations sociales et les politiques scolaires. Elle relève les dégâts de la suppression par Nicolas Sarkozy de la formation initiale et continue. Elle a vu arriver des cohortes de jeunes professeurs, bardés de diplômes mais n’ayant aucune idée de la manière de tenir une classe et de réaliser des activités stimulantes pour des enfants d’un milieu social délicat. Le genre d’environnement qui plombe une scolarité et brise un destin scolaire.
Sans oublier la saignée de l’ère Sarkozy, qui a vu 80 000 postes d’enseignants supprimés. L’équation est simple, écrit-elle : « Pour économiser les deniers publics, le gouvernement de droite a tenté de les supprimer. Beaucoup de postes ont disparu. Puis le gouvernement de gauche a décidé de les rétablir, mais sans embaucher pour rouvrir les postes supprimés, et même en continuant à supprimer les postes existants. Aujourd’hui, la seule différence entre la droite et la gauche, c’est que la droite annonce qu’elle va faire reculer l’école publique, alors que la gauche annonce l’inverse, mais sans faire ce qu’elle annonce. »
C’est aussi une directrice qui sature sous le poids des préconisations péremptoires, alors même que les moyens manquent. Elle s’agace du phénomène Céline Alvarez, la professeure qui a écrit un livre à succès dans lequel elle décrit sa méthode miracle pour vaincre l’échec scolaire. Avec ce détail qu’elle a bénéficié d’une débauche de moyens matériels et humains pour mettre en œuvre son expérimentation à Gennevilliers. À Bobigny, il n’y a même pas d’agent territorial spécialisé des écoles maternelles (ATSEM), qui pourrait soulager les équipes pédagogiques. Difficile, dans ces conditions, de réaliser des prouesses hors norme.
En réalité, raconte Véronique Decker, c’est encore pire que tout, même l’alarme incendie et la chaudière ne sont pas en bon état de marche. Ce qui lui fait dire qu’« à force de bosser en banlieue, on s’habitue à ce que rien ne fonctionne normalement ».
D’autres manques sont criants et ont des conséquences dramatiques. La médecine scolaire est aux abonnés absents. Les parents n’ont pas les moyens d’aller consulter et leurs enfants souffrent en silence. De toute façon, les praticiens ont déserté la ville. « Ils s’installent là où les gens sont riches et où ils ne paient pas avec la CMU [la couverture maladie universelle], l’offre de soin s’effondre chez nous », explique-t-elle. Véronique Decker note le peu d’orthophonistes, de pédiatres et de psychologues qui ont installé leur cabinet à Bobigny.
Ses élèves ont des troubles de la vue et les bouches pleines de caries, résultat de leur alimentation beaucoup trop sucrée. « Les enfants de banlieue sont élevés au sucre », déplore-t-elle. Pour elle, le poids reste un marqueur social indéniable : « Quand vous regardez un rang d’élèves BCBG, ils sont tous menus et minces. Dans chaque classe en banlieue, il y a deux, trois ou quatre enfants obèses. C’est le signe que les gens laissent filer cela. Les parents voient bien que leur gamine pèse 70 kg en CM1. Mais ils ont tellement d’autres soucis plus importants… »
Elle appelle cela « l’addition des difficultés ». En 2015 pourtant, un rapport de l’inspecteur général Jean-Paul Delahaye a exploré cette thématique de la pauvreté à l’école. Il expliquait qu’environ 1,2 million d’enfants, soit un enfant sur dix, vivent dans des familles pauvres. Cette enquête mettait en évidence ce qui reste un tabou dans la sixième puissance mondiale, où les élèves ne devraient pas avoir faim ni se ruer sur leur repas à la cantine. Seulement, ce travail n’a fait l’objet d’aucune action politique d’envergure, juste quelques promesses incantatoires.
Au milieu de cette situation désespérée, des miracles se produisent. La directrice a par exemple réussi à scolariser des enfants roms des bidonvilles, qui n’avaient jamais mis les pieds dans une école. « Il a fallu leur apprendre encore plus que d’apprendre à lire et écrire. Ils ont découvert des choses très simples, comme le fait de devoir attendre son tour et d’être respectueux. »
Véronique Decker a aussi connu une période de relative opulence, difficile à croire aujourd’hui. La création des zones d’éducation prioritaire (ZEP), en 1982, par Alain Savary, a ouvert un horizon inattendu : « Nous avons eu des moyens. Quand j’ai commencé il y a 33 ans, j’avais 35 élèves dans ma classe. Avec l’arrivée des ZEP, les effectifs ont baissé à 23. On avait l’argent de l’État, du contrat de ville, de la mairie, qui arrivait pour financer nos projets. J’ai même eu une classe à projet artistique et culturel, ce qui était rare. Aujourd’hui, tout cela est fini. Ceux qui arrivent maintenant pensent que le manque de moyens est la norme. »
Aujourd’hui, Véronique Decker a le sentiment que l’école des quartiers populaires souffre et se meurt à cause d’abandons multiples. Les instituteurs sont moins impliqués, « moins syndiqués, moins militants ». Pour elle, même « les mômes issus de l’immigration ne veulent plus mettre leurs enfants dans le public. Ils veulent autre chose. Du privé, du Montessori et surtout ne pas se mélanger avec les nouveaux arrivants. L’égoïsme social triomphe. Chacun pense qu’il va s’en sortir seul. Je vois arriver la guerre et la catastrophe. Le seul espoir que j’aie, c’est de réussir avec ce petit livre à ce que la société ne s’apitoie pas sur le sort de la banlieue, mais réfléchisse sur les inégalités sociales ».
Faïza Zerouala
jeudi 15 juin 2017 :: Permalien
Paru dans Libération, 14 juin 2017.
Deux ouvrages d’historiens s’intéressent à ce mythe révolutionnaire apparu en France à la fin du XIXe siècle qui irrigua les mouvements anarcho-syndicalistes.
Durant l’été 1882, de jeunes ouvriers de Montceau-les-Mines (Saône-et-Loire), révoltés par la misère et le climat d’ordre moral qu’imposaient le patronat local et son alliée l’Eglise, décidèrent de passer à l’action. Réunis la nuit dans les bois ou chez les marchands de vin, ils prirent le nom de « bande noire » et multiplièrent les dynamitages. Ils incendièrent une chapelle, firent sauter des calvaires et des croix, s’en prirent aux domiciles des « maîtres mineurs » et adressèrent aux magistrats des lettres de menaces. Récusant le réformisme des chambres syndicales, ils furent ainsi les premiers à mettre en œuvre la « propagande par le fait » que des théoriciens anarchistes comme Kropotkine formulaient au même moment. C’est aussi à leur procès, en octobre 1882, que l’expression « Grand Soir » fut employée pour la première fois dans un sens politique. « On a saisi chez vous des lettres d’un agitateur vous recommandant d’être énergique, parce que le grand soir approchait. Que voulait dire cette phrase ? » interrogea le président Masson.
Convulsions. La formule, rapportée par le chroniqueur judiciaire du Figaro Albert Bataille, frappa les esprits. Elle s’imposa dès lors, jusqu’à constituer « un mot-clé de l’imaginaire anarchiste », voire un véritable mythe auquel s’est intéressée la jeune historienne Aurélie Carrier. L’expression n’allait pourtant pas de soi. La rhétorique révolutionnaire avait privilégié jusque-là une poétique diurne : on parlait du « Grand Jour », d’aube des temps nouveaux. Et la dimension religieuse de l’expression, avec son messianisme et ses relents de Jugement dernier, pouvait étonner sous la plume de militants « sans dieu ni maître ». Mais la prégnance du catholicisme était alors extrême, y compris chez ceux qui le récusaient. L’expression était également en phase avec l’imaginaire décadent qui marquait cette « fin de siècle ». L’heure était à « la société mourante », pensée comme un grand corps corrompu, traversée de spasmes, de convulsions et de « visions du monde crépusculaires ». Cette perspective catastrophiste enchantait les révolutionnaires. Nul doute à avoir, estimait Kropotkine en 1887, « la fin du siècle nous prépare une formidable révolution ». Il suffisait donc de la précipiter. D’où la force symbolique et apocalyptique du « Grand Soir » : son ciel noir ravagé par les flammes ravivait les souvenirs de la Commune et prenait parfois des accents fantastiques. Il nourrit donc un mythe puissant, qui suscita nombre de récits, de poèmes et d’images. La dimension eschatologique était évidente : la violence et le chaos destructeur allaient accélérer la marche du temps, enfanter un monde nouveau et régénérer l’humanité. « Bientôt, les ténèbres traversées de flammes du Grand Soir couvriront la Terre. Puis viendra l’aube de joie et de fraternité », écrit le poète Adolphe Retté en 1899. Ils sont alors nombreux à communier dans cette croyance qui tient du romantisme révolutionnaire et de l’élan millénariste. « Je croyais mystiquement au Grand Soir, à l’aube rouge », se souvint Camille Mauclair. Bernard Lazare, lui, célébra ce « soir libertaire, soir de justice », annonciateur d’un nouvel âge d’or, un temps de bonheur, de rédemption et de salut collectif.
L’anarcho-syndicalisme, alors en plein essor, se chargea de donner un contenu plus concret à cet imaginaire : l’instrument du Grand Soir, sa forme et son symbole, ce sera la grève générale, révolutionnaire et expropriatrice. Alternative à l’insurrection ou à la dynamite, elle s’imposa presque d’emblée comme le recours suprême. Emile Pouget, l’un de ses plus fervents partisans, y voyait « la réalisation pratique de l’anarchisme, sa seule chance historique ». A compter de la création de la CGT en 1895, elle se confondit de plus en plus avec le Grand Soir, suscitant l’anxiété grandissante des possédants.
Meneurs. Ce moment, on crut d’ailleurs le vivre le 1er mai 1906. Les journées du 1er mai inquiétaient depuis quelques années, mais l’intense mobilisation de 1906, centrée sur la journée de huit heures, attisa ces frayeurs. « Serait-ce cette fois-ci le crépuscule du Grand Soir ? » s’interroge l’Intransigeant. Certains bourgeois apeurés mirent leurs économies à l’abri, d’autres firent des provisions. « L’échéance du massacre approche, les prodromes de la convulsion horrible qui va bouleverser la société », écrit Gaston Dru dans l’Echo de Paris, où débute une grande série : « La Révolution qui vient ». Un vent de panique souffla sur le pays, que l’on imaginait aux mains d’une horde de pillards et d’incendiaires. Le chansonnier libertaire Antonin Louis railla dans la Grande Frousse l’affolement des nantis. Lorsqu’on se réveilla au « matin du grand soir », le préfet de police Louis Lépine avait cru bon de mobiliser 28 000 hommes de troupe supplémentaires pour mettre Paris en « état de petit siège » ; il fit arrêter plusieurs meneurs, dont le syndicaliste Pierre Monatte, et investir les principaux lieux stratégiques. Pourtant, en dépit de plus de 200 000 grévistes, de quelques échauffourées et d’omnibus renversés, il n’y eut pas de « Grand Soir » le 1er mai 1906, pas plus d’ailleurs que lors des suivants. Des débats vifs traversaient le syndicalisme, qui remit peu à peu en cause la stratégie de la grève générale. Certains militants entendaient fonder la révolution sur des critères plus rationnels, tandis que d’autres optaient pour l’individualisme. Le mythe du Grand Soir s’estompa peu à peu, et avec lui cette grande rêverie anarchiste qui avait pris corps à la fin du XIXe siècle. L’expression elle-même allait bientôt se perdre. D’où l’importance d’en revenir aux mots, et aux imaginaires qu’ils commandent, pour éclairer la vie des hommes et des femmes du passé.
Yves Meunier, La Bande noire. Propagande par le fait dans le bassin minier (1878-1885), L’Echappée, 192 pp., 17 €.
Aurélie Carrier, Le Grand Soir. Voyage dans l’imaginaire révolutionnaire et libertaire de la Belle Époque, Libertalia, 242 pp., 16 €.
Dominique Kalifa
mercredi 14 juin 2017 :: Permalien
Publié le 1er mai 2017, sur le blog Ma Commune de Paris.
Ces jours-ci arrive en librairie une nouvelle édition de Souvenirs d’une morte vivante, le livre de Victorine Brocher sur lequel je concluais l’article précédent. Il est d’abord paru en 1909, simultanément à Lausanne et à Paris, a été republié par Maspero en 1976, puis en 2002 par La Découverte.
Libertalia nous propose la première édition de poche, un très joli livre.
Le graphisme est superbe. La première page de couverture accompagne à merveille la quatrième, une citation du livre, dont voici le début :
« Je défais mon drapeau qui était enroulé autour de ma poitrine. Je me souviens du premier jour où il nous fut remis, frais et brillant, avec son inscription en lettres dorées : « Défenseurs de la République » ; comme nous étions enthousiastes ce jour-là. Je me souviens des luttes que nous avons soutenues à l’ombre de ses plis flottant au vent lorsqu’il reçut ses cinq premières balles, ses glorieuses blessures ranimaient notre courage. »
Cette nouvelle édition comprend la préface de Lucien Descaves à l’édition originale et, en guise de postfaces, un article de Michèle Riot-Sarcey et l’avant-propos dont François Maspero avait accompagné son édition. Bref, cette édition est aussi complète que possible — à une page près, comme on va voir.
La préface de Descaves est d’une rare condescendance.
• À propos du nom de l’auteure. Le livre est paru sous le nom de « Victorine B. ». Victorine Brocher souhaitait rester parmi les anonymes, les inconnus — ce qui est dans la juste ligne de la Commune, une révolution faite par des obscurs. Descaves la renvoie à sa condition de femme, « se ranger parmi les compagnes, les filles et les sœurs de ces insurgés… » — et pourquoi pas parmi les insurgés ?
• À propos de la façon dont le livre, dans lequel « il ne faut pas chercher de littérature », est écrit, avec « un modique vocabulaire et des rudiments de syntaxe ».
En réalité, le livre est bien écrit, avec un vocabulaire adapté et une syntaxe de qualité. Victorine B. était, certes, une femme, certes une ouvrière, mais elle n’en était pas moins une personne cultivée, surtout après une longue vie de militantisme et de lectures. Je renvoie aux extraits publiés dans l’article précédent… il y aura d’autres exemples plus bas.
Louise Bodin, qui écrivit la nécrologie de Victorine B. dans L’Humanité du 25 novembre 1921, dut s’inspirer de cette condescendance pour juger que « son livre est écrit sans aucun art » avant de trouver Victorine B. naïve parce qu’elle dit (à propos de Dombrowski pendant la Semaine sanglante) : « Il est difficile de toujours combattre et de ne jamais manger. »
C’est une remarque que je trouve au contraire très forte et dont on devrait plutôt s’étonner qu’elle soit aussi rare : ils se sont battus sur les barricades, ils ont couru d’un point de Paris à l’autre pendant plusieurs jours, ont-ils eu faim ? ont-ils eu sommeil ? ont-ils eu peur ?
On voit que la camarade Bodin n’avait pas eu à se préoccuper de nourrir les « Défenseurs de la République » !
Lisez donc la belle page dans laquelle ces Défenseurs de la République arrivent à Issy sans vivres, réussissent à cueillir de l’oseille et à préparer une soupe qu’ils s’apprêtent à manger… lorsqu’un obus éclate et renverse la marmite.
La réception du livre, à sa sortie, n’avait pas été complètement enthousiaste, sans doute parce que ces messieurs les critiques savaient mieux que cette femme naïve. Voici un bel exemple. Dans son livre, Victorine B. se souvient
« du premier service que nous [la septième compagnie du dix-septième bataillon, un bataillon du septième arrondissement] fîmes, ce fut lors de l’explosion de Javel ; notre compagnie fut requise pour aider au déblaiement des décombres. »
Dans la chronologie du texte, nous sommes en octobre 1870. Cette première mission est très éprouvante :
« C’était épouvantable, le sol était labouré en tous sens, une maison assez éloignée était absolument criblée, toutes les vitres brisées.
Les morts étaient assez nombreux. De la manufacture même, il ne restait que des pans de murs ; sur le terrain, à une distance assez éloignée, nous avons trouvé des débris de casseroles en cuivre auxquels il y avait encore, adhérant, des lambeaux de chair. J’ai aidé à relever, non pas des êtres qui avaient vécu, mais des lambeaux informes de chair humaine, que l’on déposait ensuite dans des grandes boîtes, sortes de cercueils ; çà et là nous trouvions un bras, une jambe, une cervelle éclatée sur des débris de pierre, c’était une bouillie, on n’a rien pu reconstituer. Nous sommes restés à Javel plusieurs heures ; notre tâche accomplie nous sommes revenus bien tristes. C’était la première fois que j’assistais à une chose aussi horrible ; pendant plusieurs jours, ce spectacle affreux était toujours sous mes yeux […]. »
Je vous laisse lire la suite dans le livre. Mais voici un de ces « messieurs » (les guillemets parce que celui-là n’était pas, socialement, un monsieur, mais un journaliste anarchiste issu de la classe ouvrière) qui savent, il s’appelle Jean Grave :
« La camarade B., sur certains [faits] que je suis à même de contrôler, les rapporte inexactement. Elle place pendant le siège l’explosion de la cartoucherie Rapp — qui fit tant de victimes — alors que c’est sous la Commune qu’elle se produisit […] écrit-il dans l’hebdomadaire Les Temps nouveaux le 15 juillet 1909. Mais non, camarade Grave, vous étiez peut-être à même de contrôler, mais vous ne l’avez pas fait. Elle vous dit qu’elle y était, elle vous explique que c’était sa première mission, et vous ne lisez pas ! Voyez donc Le Rappel du 9 octobre 1870 :
« Hier, la septième compagnie du 17e bataillon de garde nationale, qui était de rempart, a dû envoyer un détachement rue de Javel, pour empêcher l’encombrement de curieux à l’endroit où avait eu lieu l’explosion de la fabrique de produits chimiques. »
Je vous laisse lire la suite aussi. Oui, il y a eu une explosion, oui, c’était en octobre 1870, oui, elle a eu lieu rue de Javel (assez loin de l’avenue Rapp), et oui la compagnie de Victorine B. y était — et non, le grave critique péremptoire n’a rien vérifié.
Il serait sans doute plus pertinent de se demander quelles sources Victorine B. a utilisées, pour se remémorer les faits avec tant de précision, près de quarante ans après… Les batailles qu’elle a livrées en avril et en mai 1871 sont décrites avec beaucoup de détails et ce ne sont pas des choses que l’on trouve partout dans la littérature.
Oublions donc ces œillères du début du vingtième siècle et essayons de lire le livre tel que Victorine B. l’a écrit.
Tel qu’elle l’a écrit… et voici le petit scoop du présent article, la « page manquante » retrouvée par Yves C. pendant que je me préparais à écrire cet article !
Ceux d’entre vous qui auront cliqué sur le lien « Les Temps nouveaux le 15 juillet 1909 » auront certainement lu que, reproche plus grave, Victorine B. ne parle pas de la journée du 22 janvier. Là, il faut bien le reconnaître, le texte du livre n’est absolument pas clair… tout simplement parce qu’une page du manuscrit a été omise, comme l’explique Victorine B. dans le même hebdomadaire le 2 octobre 1909. Entre parenthèses, l’édition de 1909 du livre avait été assez mal relue (il y a des erreurs, dans la numérotation des chapitres notamment).
Voici donc cette page — que vous pouvez imprimer et glisser dans votre exemplaire du livre (entre les deux premiers paragraphes du chapitre XVIII).
« Le 22 janvier 1871, dans l’après-midi, arrive place de l’Hôtel-de-Ville, une troupe armée, composée de gardes nationaux de plusieurs bataillons du 17e arrondissement. Cette troupe déboucha sur la place vers les quatre heures accompagnée d’un certain nombre d’officiers ; elle alla se placer sur deux rangs le long de la grille, à quelques pas de celle-ci, en face du poste. Les chefs avaient ordonné de remettre la baïonnette au fourreau en signe de pacification.
Pendant ce temps, une délégation de cette troupe demanda au chef de poste, un adjudant, à être introduite dans l’Hôtel-de-Ville pour s’acquitter de la mission dont elle avait été chargée. Le chef de poste refusa, invoquant la consigne ; ce que voyant, deux ou trois délégués se mirent en devoir d’escalader la grille qui était fermée. Le capitaine Bousquet, d’un des bataillons du 17e arrondissement (Batignolles), y parvint le premier. Au même moment, le chef de poste fit deux ou trois pas en direction de l’entrée de l’hôtel en levant la main comme pour donner un signal. Aussitôt, un coup de feu retentit, suivi d’une décharge de mousqueterie partant du premier étage de l’Hôtel-de-Ville, dont les fenêtres étaient pourtant fermées !
En quelques instants, la place fut balayée ; on voyait, gisant à terre, un grand nombre de tués, parmi lesquels se trouvait Sapia, et beaucoup de blessés. D’autres encore, projetés par terre, n’osaient se relever par crainte de recevoir des balles.
À l’entrée de l’avenue Victoria, à gauche, sur un tas de sable, un certain nombre de personnes, parmi lesquelles se trouvaient des femmes et des enfants, avaient été culbutées, étendues sans mouvement, clouées par la peur.
Pendant cette panique, une des grandes portes de l’Hôtel-de-Ville — peut-être les deux — s’était ouverte et refermée pour permettre une salve de coups de fusils, d’aucuns dirent de mitrailleuses, des gardes mobiles bretons qui occupaient l’édifice.
Le signal du chef de poste n’exclut en rien les ordres qui ont pu être donnés à l’intérieur par Chaudey qui a toujours été tenu pour responsable de ce massacre.
Parmi cette troupe se trouvaient : F. Buisson, actuellement député, son frère, le citoyen Ernest Rozier, le capitaine Dauvergne, du dix-septième arrondissement et plusieurs autres, qui ont été vus dans la déroute, traînant leurs fusils.
Le 22 janvier était un dimanche. Après une matinée brumeuse, l’après-midi fut assez claire. Une foule endimanchée et inoffensive se promenait sur la place étant loin de s’attendre à une telle surprise.
Fait assez curieux à constater : L’horloge de l’Hôtel-de-Ville ayant reçu une balle de ceux qui ripostaient à l’attaque, s’est trouvée arrêtée à 4 h 20. Elle est restée longtemps dans cet état. »
* * *
Je n’en dis pas plus : après le siège, la Commune, lisez donc le livre — en faisant confiance à son auteure !
N’hésitez pas à vous précipiter sur le joli poche de Libertalia ! D’autant plus qu’il ne coûte que dix euros !
* * *
C’est Yves C. qui m’a révélé l’existence de la page manquante et m’a indiqué la référence aux Temps Nouveaux. Encore un article dont il devrait être considéré comme un des auteurs. Me contenter de le remercier serait de la pure désinvolture, je ne le fais donc pas !
Merci à Nicolas Norrito de m’avoir envoyé le livre.
L’édition de Lausanne et de 1909 des Souvenirs d’une morte vivante est (dans une belle numérisation) sur Gallica. L’une n’empêche pas l’autre !
Michèle Audin
mardi 13 juin 2017 :: Permalien
Rencontre avec Véronique Decker sur Brut./France Info (juin 2017) :
www.francetvinfo.fr/societe/education/on-a-de-plus-en-plus-deleves-sans-logement-une-directrice-decole-temoigne_2229755.html
vendredi 9 juin 2017 :: Permalien
Publié dans Le Parisien, 9 juin 2017.
Un an après la sortie de son premier livre, Véronique Decker relate dans un nouvel ouvrage son quotidien de directrice d’école.
L’écriture n’est pas devenue un virus, mais presque. Un an après la sortie de son premier livre, Véronique Decker, directrice de l’école Marie-Curie à Bobigny, a repris la plume. Dans L’École du peuple, qui vient d’être publié, elle relate la suite de son quotidien dans cet établissement situé au cœur de la cité Karl-Marx. « C’est mon éditeur qui m’a proposé de faire ce nouveau bouquin. Je n’étais pas convaincue au départ, mais quand j’ai appris l’été dernier, qu’après plus de trente ans de carrière dans le département, ma demande de mutation avait été refusée, je me suis consolée en faisant cet ouvrage. Il est moins anecdotique que le premier. Je partage davantage mon expérience, car il y a de nombreuses choses que je souhaite transmettre avant de partir à la retraite », raconte cette mère de famille de 59 ans, qui n’avait pas eu de retour sur son premier livre de la part de l’Éducation nationale.
Dans cet ouvrage, celle qui affirme avoir « toujours aimé enseigner dans le 93 », décrit un métier aux facettes multiples, où elle joue à la fois le rôle de directrice, assistante sociale, infirmière…
« Il n’y a rien d’ouvert dans le quartier à part l’école ! Alors forcément, les gens viennent nous trouver. » Mais elle raconte aussi une profession en perpétuelle mutation, où les réformes se font et se défont au gré des différents gouvernements. « L’Éducation nationale marche en zigzag, ce qu’il nous faudrait, c’est enfin un cap, une ligne droite ! » s’émeut la chef d’établissement qui tirera sa révérence dans deux ans.
Hélène Haus