Le blog des éditions Libertalia

Les Prédateurs du béton dans Le Canard enchaîné

mercredi 18 décembre 2013 :: Permalien

Chronique des Prédateurs du Béton parue dans Le canard enchaîné du 18 décembre 2013.

Péage ou pillage ?

Version rose : avec un chiffre d’affaires de 38,6 milliards d’euros et un bénef de près de 2 milliards, Vinci est une multinationale conquérante et moderne. Grâce à ses activités multiples dans les parkings, les autoroutes, le BTP, les aéroports, le TGV, les stades de foot, etc. Ce qui permet à ses 192 700 salariés d’apprécier pleinement ce slogan maison : « Les vraies réussites sont celles que l’on partage. »

Version noire : Vinci est constitué d’un agglomérat de quelque 2 500 entreprises hétéroclites. « Cette échelle humaine tant célébrée, note le journaliste Nicolas de la Casinière1, est aussi le lieu du paternalisme, du corporatisme et des rapports de force, forcément moins favorables aux salariés les plus isolés.  » Taux de syndicalisation encore plus bas que chez Bouygues ; recours à l’intérim de travailleurs déplacés ukrainiens, portugais, polonais ; conditions de travail pas toujours idéales (salarié de sa filière Eurovia mort d’un cancer de la peau après vingt ans à étendre du goudron sur les routes)…

Version rose : c’est notamment grâce au récent rachat, pour 3 milliards d’euros, de dix aéroports portugais que Vinci se porte bien : « Le trafic aérien, qui partout progresse plus vite que le PIB, a l’avantage de ne pas subir la morosité de la conjoncture terrestre » (Les Échos, 12/12).

Version noire : c’est sous l’injonction ferme du Fonds monétaire international et de l’Union européenne de réduire sa dette publique que le Portugal a dû privatiser ses aéroports, dont Vinci a obtenu la concession pour un demi-siècle. « Le groupe Vinci sait toujours profiter des crises qui agitent le globe.  »

Version rose : toujours d’après Les Échos (12/12), « c’est pour ne pas obérer les budgets municipaux que les premières concessions de parkings voient le jour dans les années soixante », et Vinci de les rafler quasi toutes. « Mais le “hit” de la période sera le rachat des Autoroutes du sud de la France, en 2005 », avec des concessions très juteuses et à très long terme…

Version noire : avec les péages, dont les prix augmentent chaque année bien plus que l’inflation, Vinci a «  érigé un système de pillage des usagers et des citoyens  ».

Version rose : Vinci a réintroduit 566 écrevisses à pattes blanches dans deux ruisseaux près de Besançon, et «  s’efforce d’atteindre les meilleurs standards environnementaux ».

Version noire : ses chartes «  sont pleines d’engagements peu engageants ».

Version rose : Vinci a emporté la construction du premier tronçon de l’autoroute Moscou-Saint-Pétersbourg, du sarcophage de Tchernobyl, de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, etc. «  Jamais l’humanité n’a autant construit  », triomphe son pédégé.

Version noire : « une réussite où enfumages, avantages et pourcentages se partagent à tous les étages.  »

Devinette : quelle est la version la plus proche de la réalité ?

Jean-Luc Porquet

Les Rois du rock en musique

vendredi 13 décembre 2013 :: Permalien

C’était il y a déjà une éternité, le 2 juin 2013, au Centre international des cultures populaires (CICP). On y a dignement fêté la sortie du disque Les Rois du rock, bande-son du livre de Thierry Pelletier.

Quelques images tournées par Alain Caron, en souvenir.

Le Grand Nord exige l’entraide

vendredi 13 décembre 2013 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Article publié dans Le Monde libertaire, 5 décembre 2013

Les Éditions Libertalia récidivent. Après Le Mexicain, Grève générale et Un steak, voilà qu’elles publient à nouveau du Jack London. Intitulé Construire un feu, le texte, rédigé au début du siècle dernier, avait déjà vu le jour chez Phébus en 2007. Le voici donc à nouveau publié, mais dans une traduction inédite – qu’on ne peut que saluer – commandée pour l’occasion et signée Philippe Mortimer. Dans cette édition, Libertalia propose deux versions d’une – presque – même histoire : une rédigée en 1902, l’autre, plus longue, en 1908. Si mes faveurs vont davantage à la seconde (qui est la première de l’ouvrage), les deux méritent d’être lues, d’autant que l’auteur y apporte vraiment quelques variations.

À la lecture, les deux textes semblent tenir davantage de la fable que de la nouvelle, comme souvent chez London, du moins lorsqu’il se frotte à la forme courte – qui lui sied si bien. Mais peu importe, après tout, ces considérations formelles, la question étant surtout de savoir ce que l’auteur cherche à nous dire à travers l’histoire de cet homme solitaire, et quelque peu trop sûr de lui, qui marche dans un Yukon (territoire canadien frontalier de l’Alaska) glacial dans l’espoir de trouver des endroits où, le printemps venu, récupérer du bois de chauffage et de construction. Les pieds trempés suite à une chute dans un lit de rivière, l’homme se voit obligé de construire un feu pour sécher chaussettes et mocassins et, ainsi, éviter que ses pieds ne gèlent, sinistre prélude à sa propre mort. Sous le regard inquiet et impatient de son chien, un husky plus souvent fouetté que caressé, l’homme parvient à allumer le feu salutaire. Mais le soulagement n’est que de courte durée, le précieux foyer étant brusquement éteint par la neige tombant des branches d’un sapin. À nouveau exposé au grand froid, l’homme, contraint de construire un second feu, rencontrera de plus en plus de difficultés, les moins soixante degrés ayant rapidement raison de ses mains et de ses pieds, provoquant l’arrivée d’une série de problèmes…

Haletante, l’histoire sera aussi l’occasion, pour le lecteur, d’en apprendre un rayon sur les erreurs à éviter dans pareille situation, ce qui n’est pas sans donner au livre un petit côté « guide de survie dans le Grand Nord » très sympathique. Mais l’intérêt de l’ouvrage, on s’en doute, réside surtout ailleurs, dans son message. Car si les deux textes proposent un dénouement différent, le discours tenu par London reste le même : l’individualisme est une impasse. Une impasse qui peut nous faire frôler la mort, quand elle ne nous conduit pas directement à son chevet. Un message peut-être entendu maintes fois, mais qu’il semble toujours nécessaire de tenir au sein de nos sociétés contemporaines, gangrénées par l’égoïsme et un certain culte de l’individu. Et quand ce message est porté par la plume de l’auteur de L’Amour de la vie, il est sans doute en mesure de percer les nuées des plumitifs médiatiques pour se faire entendre, espérons-le, du plus grand nombre. D’autant que cette réédition à l’aube de l’hiver tombe tristement à pic. Car nul doute que, cette année encore, ici même en France, et sans aller chercher dans le Grand Nord, des sans-abri mourront de froid, dans l’indifférence et la solitude – sans avoir choisi, contrairement à l’homme du Yukon, ni l’une ni l’autre, mais ayant, comme lui, manqué des autres, de nous autres.

Guillaume Goutte

Jean-Pierre Levaray, entre l’usine et la plume

vendredi 6 décembre 2013 :: Permalien

Nos amis du fanzine À bloc viennent de publier un entretien avec Jean-Pierre Levaray, qui revient bien évidemment sur sa condition d’écrivain prolétarien, mais aussi sur son passé d’activiste du fanzinat et des contre-cultures. Passionnant !
Pour se procurer ce numéro, joindre cinq euros à A contrario, BP 131, 93101 Montreuil.

Jean-Pierre Levaray, entre l’usine et la plume.

Tout d’abord, peux-tu revenir sur ton itinéraire politique puisque tu as toujours été un militant actif…

Mon itinéraire politique… Faut dire que j’ai commencé tôt, ayant 12 ans en Mai 68, c’était une époque où l’engagement politique allait de soi. Pour faire simple, j’ai été attiré par les maoïstes à l’époque (c’était de saison avec La Cause du peuple), puis le mouvement écolo et les autonomes. Après, suite à diverses rencontres, je suis entré au groupe de Rouen de la Fédération anarchiste et ça fait trente ans que j’y suis. J’écris de façon irrégulière dans Le Monde libertaire et je tiens une chronique régulière dans CQFD depuis sept ans (« Je vous écris de l’usine »). Je participe également à L’Insoumise, une librairie libertaire et alternative située à Rouen. Mais j’ai pas mal levé le pied, même si j’y suis encore. Je suis également militant syndicaliste dans ma boîte. Je suis à la CGT, parce que c’était plus simple que de créer la CNT ou SUD, et parce que, dans la chimie, la CGT est assez dure et plutôt politisée à l’extrême gauche. J’y ai eu diverses fonctions et ai été élu des travailleurs plus d’une fois. J’ai milité aussi pas mal dans une asso d’aide aux sans-pap… Bon, on arrête là sur le sujet.

Et c’est donc dans cette boîte que démarre l’aventure Putain d’usine pour le coup ?

Eh oui, c’est toujours la même boîte. J’ai eu la flemme de chercher ailleurs (enfin, jadis, j’ai postulé pour être prof en LEP, mais j’ai vu la galère et je n’ai pas franchi le pas). Du coup, j’ai passé près de quarante ans dans cette putain d’usine, mais c’est bientôt fini, comme qui dirait…

C’est bientôt fini pour toi d’y bosser. Et l’usine, elle continue ? Y a-t-il eu des évolutions depuis AZF à Toulouse, ou le cynisme marchand est-il toujours prospère ?

L’usine continue, comme tu dis, mais on se demande tous dans quel état. Parce que, depuis dix ans, les installations sont souvent à l’arrêt pour cause de pannes diverses et variées. Le matériel et les machines sont vieux. Il y a des échafaudages pour retenir certaines constructions. C’est vraiment la fin. Je pense (et je ne suis pas le seul) que nos patrons cherchent à vendre les installations, mais n’y arrivent pas pour cause de mauvais fonctionnement. Le but, c’est de ne pas avoir à financer la dépollution du site (ce qui coûte bonbon, genre 500 millions d’euros). C’est ce qui fait que l’usine n’est pas fermée, le coût de la dépollution étant élevé. Faut dire que, depuis cent ans que l’usine existe, les sols, mais aussi les étangs sur lesquels l’usine a été construite sont hyperpollués. Quant à l’après-AZF… Pas mal de mesures de sécurisation ont été prises, mais ça se délite dans le temps. Et la sécurité devient surtout un discours des directions successives qui se transforme en pression énorme sur les salariés, avec individualisation, sanctions et autres. C’est devenu un nouveau moyen de répression, car au nom de la sacro-sainte sécurité, il faut accepter plein d’atteintes aux droits des salariés.

Depuis la première publication de Putain d’usine, tu as publié des suites à cette histoire, ainsi que pas mal d’autres livres, et des bandes dessinées avec le dessinateur Efix… Comment vois-tu tout ce travail ou cette passion que tu as développés ces dernières années. Ça te change des produits chimiques ?

Ça me change des produits chimiques, mais, en même temps, j’en parle davantage. Ça me libère d’en parler. En revanche, le fait d’avoir écrit une douzaine de bouquins, le travail avec Efix, mais aussi avec des cinéastes, des gens de théâtre ou autres, ça m’a bien changé la vie. À l’époque d’On a faim !, je vivais déjà des événements forts liés à la musique, qui me sortaient du travail, mais c’était sous couvert d’une asso, d’un label, d’un groupe. Là, c’est plus solo. C’est moi qui suis devant, qui doit parler, qui doit me livrer… C’est vraiment une autre vie. C’est assez enthousiasmant. J’ai découvert d’autres milieux artistiques, comme le théâtre, qui est vraiment un milieu prenant et fort, ou la BD, avec ses festivals plus ou moins commerciaux, les fiestas et autres (même si je me sens quand même à part : je ne dessine pas, je ne fais que les scenarii). J’aime bien écrire, et j’essaie de m’y consacrer. Les activités annexes à l’écriture proprement dite me prennent de plus en plus de temps. C’est assez fou, en fait : je suis dans mon coin à écrire et, lorsque ça paraît, ça crée un mouvement, des rencontres, des découvertes. Que puis-je demander de plus ?

Tu as d’autres projets en cours ?

Ça, les projets, je n’en manque pas. En ce moment, je suis dans l’écriture d’un roman jeunesse sur la Résistance. Sur ceux et celles qui, pendant la guerre, se sont dits : « Faut faire quelque chose. » En fait, ça m’est venu par hasard, en étudiant l’histoire sociale d’un atelier de la SNCF. J’y ai découvert des jeunes gens (de 17 ou 18 ans) qui se sont engagés, dans le sabotage d’abord puis dans la Résistance proprement dite. C’est un thème qui semble éloigné de l’usine, mais je mets en scène de jeunes prolos qui prennent conscience qu’ils doivent se battre sur leur lieu de travail. J’ai un autre projet qui sera effectif à l’heure où paraîtra cette interview, c’est un livre avec un photographe, que j’ai rencontré au hasard d’une conférence et qui a toujours fait des photos de gens au travail. Et là, on va faire un travail sur les cheminots d’un atelier de la région rouennaise (ça fait suite à mon prochain roman jeunesse). Je fais les interviews sur le travail, sur les luttes, l’amiante… et lui fait les photos.
En fait, j’ai beaucoup parlé de mon travail, de l’usine et de l’aliénation, maintenant j’ai envie de faire parler les autres, d’entrer, de montrer les lieux d’exploitation. Tous ces endroits où on ne peut pas entrer ni savoir comment ça se passe, de l’intérieur. L’autre projet qui avance doucement, c’est la prochaine BD avec Efix. Il s’agit d’une petite série (théoriquement) consacrée, de façon légèrement romancée, à la vie du voleur anarchiste Alexandre Marius Jacob. La vie de ce personnage est un vrai roman politique. Par contre, c’est un vrai boulot de recherche. C’est une histoire qui se situe fin xixe début xxe siècle, il faut vraiment bien se documenter. Voilà pour les projets en cours, reste à m’atteler à Tue Ton Patron 3, le retour, mais… ce n’est pas encore pour tout de suite.

Avant tes aventures littéraires, tu as beaucoup été investi dans la publication de fanzines, de cassettes audio, de disques vinyles, de CDs, de brochures, au cours des années 1980 et 1990 et spécialement à travers On a faim ! Peux-tu revenir sur cette époque où tu étais aussi partie prenante dans le mouvement du rock alternatif et de l’anarcho-punk français ?

J’ai un peu de mal à parler du passé. Je ne suis pas nostalgique de mon passé, même si cette période musicalo-politique a été quelque chose de fort dans ma vie. Donc, pour revenir à On a faim !, il faut d’abord savoir que j’habite dans la région rouennaise et que jadis (je vous parle d’un temps que les moins de 30 ans ne peuvent pas connaître) il y a eu une explosion rock intéressante (Dogs, Olivenstein…), pas mal de groupes et une émulation. Sauf que, si j’allais aux concerts, j’étais toujours frustré de ne voir que des groupes qui faisaient de la musique, plus comme une pose, un peu de frime et pas beaucoup de choses derrière. Pour moi, ces groupes qui ont éclos grâce aux punks de 77 n’étaient pas à la hauteur. Il y manquait de la révolte et ils étaient plus rock que punk. En 77, pendant ma période autonome, c’était les Sex Pistols et les Clash qui m’accompagnaient, notamment lors des manifs un peu chaudes de l’époque. Et puis, il y a eu la grève des mineurs en Angleterre contre Thatcher en 1984. Et là, ça a été la révélation : en soutien, plein de groupes prenaient position, faisaient des concerts, des disques de soutien… La plupart de ces groupes se revendiquaient anarcho-punk (Crass, Conflict). Et c’était ça que j’attendais : la musique ET l’engagement. En rencontrant Annie Claude, qui était comme leur porte-parole en France et qui traduisait les textes de Crass en français, j’ai eu envie de faire un fanzine qui parlait de cette mouvance et dans lequel la copine apportait des interviews de ces groupes anglais. Le premier numéro s’est appelé Dissidence et comme c’était l’époque de l’éclosion des fanzines, il a reçu un très bon accueil. Ensuite, je cherchais un titre où il y aurait un A qu’on pourrait cercler pour faire Anar, je suis tombé sur un graffiti sur un mur « On a faim » et ça a été le déclic. À cette époque est sorti le premier disque des Bérurier noir et hop, on s’est trouvés emportés dans cette scène vraiment foisonnante. « Anarchy & Muzik » était notre démarche. On s’est retrouvés à côtoyer plein de groupes (Bérus, Ludwig, Kochise, Raymonde…). Outre les fanzines, on a été plusieurs à faire de la radio, organiser des concerts. Et puis on s’est retrouvés basés sur plusieurs villes (Rouen, Bordeaux, Poitiers, puis, dans une moindre mesure, Lyon et Le Mans). Ensuite, sous l’impulsion des Poitevins, on a sorti des disques… Nous mêlions vraiment notre engagement politique à une musique mais aussi un état d’esprit, DIY, alternatif et autres. Bon, on pourrait en parler longtemps mais ce n’est peut-être pas le thème. Ce qu’il y a de marrant, c’est que, lors de mes déplacements pour mes bouquins, je rencontre très souvent d’anciens lecteurs du fanzine.

Quelques groupes musicaux ou auteur-es de bouquins t’ont marqué ces derniers temps ?

Question bouquins, ce n’est pas facile parce que ça évolue tout le temps. Je pourrais dire qu’à l’origine c’est John Fante et Richard Brautigan qui m’ont inspiré (même si ça ne se ressemble pas), ou Jim Harrison et plein d’auteurs américains. Après, en y réfléchissant, il y a eu des auteures françaises, comme plus particulièrement Annie Ernaux, même si je ne suis pas non plus dans le même registre. C’est pas facile aujourd’hui de te citer des auteurs car je lis toujours beaucoup (ma copine, en plus, est bibliothécaire, ce qui n’arrange rien) et j’aime toujours beaucoup d’auteurs US, mais pour te dire des noms… J’aime bien Iain Levison (Un petit boulot ou Arrêtez-moi là…). J’ai bien aimé La Route de Cormac McCarthy et j’espère bien trouver le temps d’écrire une réponse à ce bouquin (peut-être Tue Ton Patron 3)…
Côté musique, c’est plus compliqué, parce que, après en avoir produit et écouté beaucoup, je n’écoute plus grand-chose. Quand j’écris, je préfère le silence (ce qui n’était pas le cas pendant l’époque OAF !). Je ne suis pas nostalgique et j’écoute très rarement les titres de l’époque OAF ! Et dès qu’un groupe s’arrête, je ne l’écoute plus. Par exemple, je n’ai pas pu réécouter les Bérus après le concert de l’Olympia en 1989. En fait, lorsqu’un disque sort, je l’écoute beaucoup et après je ne peux plus l’écouter. Une musique peut être liée à des souvenirs ou les faire revivre et je n’aime pas ce retour en arrière. Que te dire, au niveau musique ? Même si j’aime bien les Ogres de Barback, les Ramoneurs de Menhirs ou Shaka Ponk, j’écoute rarement des groupes et musiciens français, parce que soit je trouve le texte faible, soit c’est prenant et ça me prend trop la tête. Donc j’aime mieux les groupes qui ne chantent pas en français. J’écoute surtout de la musique en voiture (je roule beaucoup) et c’est assez rock, même si je ne suis pas trop fan de ce genre trop commercial qui a créé un système de starification. Je me fais souvent bluffer par des petites formations, comme les White Stripes ou The Kills (qui apparaît dans les deux Tue ton patron), ou Black Keys… J’aime bien, en ce moment un groupe de rock’n’roll rockabilly (genre que je déteste a priori), c’est Sallie Ford, une jeune sans look de 22 ans qui chante comme Wanda Jackson. Je l’ai vue sur scène et c’était un bon moment. En fait, j’aime bien les groupes qui cassent un genre, quel qu’il soit. Autrement, lorsque je redécouvre des groupes qui continuent comme Attentat Sonore, j’aime bien. J’ai découvert et apprécié aussi La Toile, de Géraldine (Kochise, Cartouche), et Tamàs, de Trottel, qui fait un genre electro-tribal intéressant.

Le mot de la fin ?

Hasta la victoria siempre… (rires.) Je ne sais pas faire les mots de la fin.

Je vis avec la mort et la trahison en essayant de me garder de l’une et de l’autre

mardi 22 octobre 2013 :: Permalien

Ceci est la version intégrale de l’entretien avec Sorj Chalandon publié dans le numéro daté du 15 octobre 2013 de l’excellent mensuel CQFD.

Sorj Chalandon — par Yann Levy.

Entretien avec Sorj Chalandon

Il y a d’abord eu ce choc : la lecture de Mon traître, un roman qui aborde la question du soutien d’un militant international à une lutte de libération qui n’est pas la sienne, mais qu’il choisit de s’approprier. Il a ensuite eu Retour à Killybegs, un époustouflant récit relatant la récente trahison d’un héros de l’Irlande républicaine. Il y a désormais Le Quatrième mur (Grasset, 2013) ou le rêve fou de monter Antigone au cœur de Beyrouth en ruines (1982) avec des acteurs issus de toutes les communautés libanaises. Sorj Chalandon est un grand écrivain bardé de prix littéraires. À tel point que ces mêmes prix en retrouveraient presque du crédit à nos yeux. Tous les romans dont il est question ci-après existent en poche, foncez chez votre libraire ! Rencontre avec Sorj Chalandon, au Cirque électrique à Paris, le 29 septembre 2013, en marge d’un festival organisé par la librairie Le Monte-en-l’air.

Une question conjoncturelle d’abord… À quoi ressemble la double vie d’un auteur qui doit défendre son livre, présent dans la deuxième sélection du Goncourt, et assurer son service au Canard enchaîné ? De quoi est fait ton quotidien en ce moment ?

J’étais à Bordeaux hier, à Bruxelles avant-hier, je suis ici à Paris ce soir, et mardi je prends quinze jours de congés. Être sur la première liste du Goncourt te permet de faire le Goncourt des lycéens. Donc de rencontrer des centaines de mômes dans une dizaine de villes. Les jours qui arrivent, je ne vais faire que ça, des allers-retours en France pour rencontrer des lycéens et leur expliquer ce que j’ai écrit. C’est une sorte de marathon répétitif où je vais faire attention à ne pas trouver des phrases toutes faites, ne pas tomber dans une routine qui serait absolument terrible pour mon livre et pour ce que j’en crois. Il faut à chaque fois retrouver la même émotion face aux gens en faisant gaffe de ne pas se répéter. Cela va être difficile.

De septembre à la mi-décembre, je serai partagé entre mon travail au Canard et la promotion du livre. Plus le temps passe et plus il y aura de sollicitations. Si je suis sur la troisième liste du Goncourt, il y a en aura davantage encore… Ce livre, Le Quatrième Mur, j’ai envie de le défendre. Pour moi ce n’est pas un livre anodin, c’est un livre qui me touche et qui me porte, je veux parler des enfants de Chatila, je n’ai pas l’impression de ne parler que d’un livre. Beaucoup de gens ne se souviennent plus ou ont oublié. Je suis partagé entre le travail d’un auteur qui fait la promotion d’un livre et en même temps l’envie de protéger la fragilité dont ce livre parle.

Tu es journaliste depuis quarante ans. Tu as même obtenu le prix Albert-Londres en 1988 pour tes reportages sur l’Irlande du Nord. Peux-tu revenir sur ce parcours ?

Je suis entré à Libération en 1973. J’ai poussé la porte le 15 septembre, après le coup d’État au Chili, avec un dessin. À l’époque, à Libération, il y avait des tables et des chaises vides. Tu t’asseyais et tu demandais si tu pouvais rester, et on te disait : « OK, reste ! » Moi j’étais mao, j’appartenais à la Gauche prolétarienne, qui avait été dissoute auparavant (j’étais contre). Je ne saurai jamais si j’ai renoncé à la violence politique pour des raisons d’intelligence politique ou pour des raisons de lâcheté. Je n’ai jamais fait cette autocritique-là. Ai-je eu peur parce qu’on allait trop loin ou ai-je préféré continuer le combat dans ce journal ? À l’époque, le slogan du journal c’était « Peuple, prends la parole et garde-la. » C’était pour moi d’une force et d’une beauté incroyables. Je ne suis pas entré à Libération pour être journaliste, mais parce que j’avais déposé les armes. À la façon dont Georges, dans Le Quatrième Mur, fait du théâtre parce qu’il a déposé les armes. J’ai d’abord été dessinateur jusqu’à ce que les vrais dessinateurs arrivent. Et là ils se sont aperçus que je ne dessinais pas si bien que ça. J’ai été aussi monteur en pages et quand les professionnels sont arrivés, ils se sont aussi aperçus que je n’étais pas si bon. Donc à un moment donné, j’ai eu le choix entre la porte et la rédaction. J’ai choisi la rédaction, j’ai commencé par le fait divers, puis le reportage et enfin le grand reportage.

Après que la Gauche prolétarienne a été dissoute, les copains qui avaient fait des études sont repartis dans les facs, ceux qui n’avaient pas étudié sont repartis dans les usines et d’autres sont partis dans le décor. J’ai trois de mes copains qui se sont suicidés : Jean-Denis s’est tiré une balle, Pierre-Yves et Yves se sont pendus. Nous luttions, nous militions, nous combattions ensemble. Il y a eu de longs moments de désarroi. Jean-Marc, ouvrier chez Renault, qui était venu chez les maos nous a dit : « Mais vous, vous allez retourner dans vos facs, et moi je fais quoi ? Je retourne chez Renault ? » Il est redevenu ce qu’il était, à l’époque on appelait ça un « blouson noir ». Et Jean-Marc, un jour, a été tué par une patronne de bistro à Thiais, parce qu’il foutait la merde dans le bistrot. La patronne a sorti un fusil de derrière le comptoir et l’a abattu. Donc nous étions cinq copains, cinq combattants, cinq révolutionnaires qui pensions que c’était pour demain, et sur les cinq, quatre sont morts. Ça, c’est des choses que je n’oublierai jamais. Après s’est écrite l’histoire de nos chefs, mais pas l’histoire des gamins que nous étions. C’est pour ça que j’ai été très troublé quand se sont créés les Noyaux armés pour l’autonomie prolétarienne, puis Action directe, parce que j’étais partagé entre deux choses : je comprends ce qu’ils veulent, ce qu’ils disent et ce qu’ils sont, mais en même temps le peuple n’est pas là. Je charge une cohorte de flics, je me retourne, il est où le peuple ? Il n’est pas là, je suis seul, et le fait d’être seul me pose un problème. Non pas un problème moral, mais à quoi sert que je charge si je suis seul ?

Je suis entré à Libération orphelin d’idéologie. Le peuple n’était pas avec nous, il n’avait pas suivi… alors qu’on avait commencé à s’armer pour le grand soir, pour ces grands moments-là. Il a fallu se désarmer, retourner à la normalité… Action directe, ils venaient de ce que nous étions… Pas moi, pas ma génération, mais nous les avons produits. La moindre des choses, ce n’est pas qu’on adhère, mais qu’on ne se pose pas la question de pourquoi ils se sont battus. Que l’ennemi le dise d’accord, mais que nous le disions, je trouve ça dégueulasse !

À la fin des années 1970, tu te spécialises dans l’international.

J’ai d’abord fait beaucoup de faits divers, parce que je trouvais que c’était l’aristocratie du journalisme. C’est dans les vols, les vols à main armée, dans les viols et dans les crimes que les mots sont les plus forts. Tu as des mots de gauche et des mots de droite à ce moment-là. Dans les pages économie ou politique je peux te montrer des articles, tu ne sauras pas s’ils viennent de Libé ou du Figaro. Pour les faits divers, le choix absolu des mots fait le clivage entre la « bonne presse » et la « mauvaise presse ». Le fait divers c’est le lieu de l’information qui est le plus miné. À l’époque, il y avait encore la peine de mort. Je suis extrêmement fier d’y avoir appris le métier. Après j’ai travaillé sur l’international.

Tu t’es tout de suite spécialisé dans le traitement du conflit nord-irlandais ?

Oui.

Le Liban également ?

Oui, et après, j’ai suivi la guerre Iran-Irak. Du côté irakien. En Afghanistan, j’étais du côté russe.

Tu étais reporter de guerre ?

Oui. Ce qui est important c’est que le reportage de guerre se fait sur la base du volontariat. Dans aucune rédaction on ne peut t’obliger à aller sur un front de guerre. J’avais envie de me confronter à la guerre et de voir par moi-même, pour comprendre, pour rapporter. J’avais envie d’être là où j’ai les choses se passent.

Sans cette peur de ne pas revenir ?

Pas la peur de la mort, mais parfois la peur de ne plus trouver d’intérêt à la paix. J’avais beaucoup de mal – et d’ailleurs il a fallu que je change – après avoir quitté un massacre, comme celui de Sabra et Chatila, à me retrouver dans une rue parisienne avec des gens qui manifestaient pour la retraite. J’avais perdu le sens commun. Or les gens qui manifestent pour la retraite, c’est fondamental. C’est un combat important qu’il faut mener. Quand tu es partagé entre la guerre et la paix, brusquement les problèmes, les embarras, les combats de la paix t’ennuient. Lorsque tu en es là, je pense qu’il faut arrêter la guerre.

Il y a une très forte dimension autobiographique dans tous tes récits. Le pétage de plombs de Georges dans Le Quatrième Mur, quand il revient en France, c’est ce que tu ressentais ?

Oui c’est ce que je ressentais. L’histoire de la glace au chocolat est vraie. Ma fille, qui avait alors quatre ans, a fait tomber une boule de glace par terre et je me suis mis à lui hurler dessus au milieu d’un square. Un vrai drame : un homme crie sur une enfant en lui affirmant qu’elle n’a pas le droit de pleurer pour une boule de glace quand des enfants libanais se font couper la tête à la baïonnette au même moment. Cette scène-là est importante pour moi. À l’époque je me suis dit : « Tu ne peux plus continuer ainsi, tu vas devenir fou. » Mon rôle de père, c’était de sécher les larmes de ma fille. Georges, lui, se dit : « Je n’ai plus rien à faire ici. » D’une certaine façon, il poursuit ce que j’aurai pu faire. Ce pétage de plombs m’a fait arrêter et le fait continuer. Il s’en est fallu de peu pour que je fasse ce que Georges fait.

Je suppose que la scène du tabassage de Georges par les fachos d’Assas est également vraie ?

Oui, j’ai été massacré par des « bûcherons ».

Le personnage de Samuel, dramaturge et metteur en scène grec, a-t-il véritablement existé ?

Samuel Akounis n’existe pas. En revanche, j’ai fait des emprunts à un certain nombre de militants étrangers que nous accueillions à l’époque. La scène de manif où Samuel reproche à Georges de crier « CRS-SS » m’a été inspirée par un militant grec, rescapé de la dictature des colonels. En tant qu’auteur, j’incarne mes contradictions. Samuel incarne mes contradictions lumineuses, tandis que Georges fonce dans le mur. Je suis aussi Marwan le Druze et Antigone.

Pourquoi l’Antigone d’Anouilh et pas celle de Sophocle ?

Probablement parce que celle de Sophocle se rebelle contre les dieux. Demander à des chiites, des sunnites, des chrétiens libanais de se révolter contre les dieux me semblait complexe. Et puis c’est une langue datée. Antigone, chez Anouilh, se révolte contre le roi, contre l’autorité moderne. Chacun y voit sa propre résistance. Celle du roi Créon, qui incarne l’ordre et la loi, et celle de « la petite maigre, la petite noiraude ».

Sauf qu’Antigone est fille d’Œdipe et princesse de sang…

Bien sûr. Et si Georges est blessé aux yeux, c’est parce que d’une façon je m’imagine père d’Antigone. J’ai lu le texte d’Anouilh alors que j’étais adolescent, et je n’ai jamais compris pourquoi Hémon n’a pas tué Créon.

Pourquoi il n’a pas tué son père, donc…

Oui, le père qui va tuer sa future femme.

Antigone serait donc une pièce s’inscrivant dans l’histoire de la Résistance. Cela se discute…

Pour moi, c’est une pièce résistante. Bien qu’Anouilh ait dû rendre des comptes à la fin de la guerre. Ce que risque la petite Antigone avec ses mains nues et sa petite pelle pour enterrer son frère Polynice interdit de sépulture par le roi, c’est formidable. Dans la tragédie de Sophocle, Créon ne laisse guère de choix à Antigone. Dans celle d’Anouilh, il laisse à Créon une humanité supérieure. Elle refuse son pardon ; elle fait plus qu’accepter de mourir, elle le veut.

Justement parce qu’elle s’en remet à la loi des dieux et non à celle du roi !

C’est vrai. À un moment, le dieu supérieur réapparaît. Pour moi, cela reste un épiphénomène. C’est d’abord une petite fille qui accepte de mourir pour que son acte de résistance soit reconnu.

Et Imane, ton Antigone palestinienne, a-t-elle véritablement existé ?

Je m’inspire d’une femme que j’ai vue morte, dans cette position-là, à Chatila. Avec sa tache verte sur le ventre. Je ne sais rien d’elle sauf ce fil de fer qui l’attachait, les mouches, et le sang sur les cuisses.

Dans le roman, on retrouve une évocation de la MOI. Là on entre dans ta propre mythologie, qui croise ton histoire personnelle. Pourquoi ce besoin de faire apparaître Boczov à deux reprises ?

Parce que c’est ma France. Je ne suis pas juif ni fils d’immigrés italiens ni d’antifranquistes espagnols. J’ai eu la chance extraordinaire, à un moment donné, de croiser la route d’Alter Mojze Goldman (1909-1988), le père de Pierre, Jean-Jacques, Évelyne et Robert, et chef des commandos d’action qui ont libéré Villeurbanne. Avec ces gens, j’ai réappris le sens du mot « dignité ». Ils ne se sont pas battus pour eux, mais pour que ma fille puisse manger une putain de glace au chocolat dans un square. Ils me hantent et chaque fois que je peux, j’en parle. J’ai appelé ma fille Mélinée en hommage à Manouchian, j’ai l’Affiche rouge sur mon téléphone portable, j’ai besoin de ces visages pour savoir d’où on vient, grâce à qui nous sommes là et pour ne pas que cela se reproduise. Alter Mojze Goldman est un juif polonais qui n’a pas fui la Pologne parce qu’il avait peur de la répression antisémite mais pour aller se battre. Il est allé vivre en Allemagne avant la montée des nazis. Il m’a raconté les manifestations pour Sacco et Vanzetti. Comment, très jeunes, armés de bâtons, avec une trentaine de jeunes Juifs, le Parti communiste allemand les a empêchés d’en découdre. Le lendemain, la radio annonçait des émeutes à Paris, et il s’est dit : « Mon pays, c’est celui-là. » Il est venu se battre au nom d’une certaine idée de la dignité. Cela me hante littéralement, pas comme des grandes ombres ou des statues. Mes héros à moi sont sur une affiche, il y a très peu de rues à leur nom, ils n’étaient pas des nôtres. La France libérée les a cachés.

Quel était le nom du groupe d’action de Lyon-Grenoble ?

Carmagnole-Liberté. J’ai fait des repas avec ces petites gens. Ils m’expliquaient, avec leur accent prononcé, comment ils avaient tiré sur un soldat, ou parfois n’avaient pas tiré parce qu’ « il était de dos », ou que c’était un gamin. Ce sont des choses qui m’habiteront jusqu’à la fin de ma vie. J’ai 61 ans, je vis avec cela depuis des années. Je ne me départirai pas de ces noms, de ces visages et de cette loyauté à la dignité.

Je poursuis avec la Résistance. Dans La Légende de nos pères (2009), le père est un personnage surprenant. Dans ce récit, tu t’identifies au personnage de la fille.

Absolument. Mon père m’a fait croire qu’il avait été résistant. Alors que le père de l’autre (celui de mon copain Alain Frilet, le livre est dédié à Alain), était l’un des chefs du commando Vengeance. C’était le chef d’un grand mouvement de résistance, qui est parti sans parler, qui est rentré en disant simplement : « J’ai fait ce qu’il fallait. » La Légende de nos pères, c’est la légende de mon père, c’est celle du père d’Alain Frilet, qui est comme mon frère, le seul Français à avoir fait de la prison pour appartenance à l’IRA. C’est lui qui m’a amené à l’Irlande, et j’avais besoin de ces deux destins croisés : l’homme qui parle et qui n’a pas fait ; et celui qui se tait et qui a fait. J’avais besoin de brouiller les pistes. Mon père a cru que je lui rendais hommage parce que le narrateur est le fils du vrai résistant…

Pourquoi cette hantise de la trahison, qu’on retrouve aussi dans Mon traître (2008) et dans Retour à Killybegs (2011) ?

Cela me hante parce que mon père m’a menti, parce qu’un de mes meilleurs amis en Irlande était un traître, donc je suis fissuré par ces mensonges. Je suis un enfant sans traces, je n’ai pas été élevé avec un socle solide. J’ai manqué d’amour, j’ai manqué d’assurance, je connaissais les poings, pas les caresses. La trahison, c’est quelque chose qui me suit et c’est ma pire crainte. Je vis avec cela sans cesse, trahir un combat ou trahir un ami. Si je suis en retard à un rendez-vous, cela me panique, j’ai un sentiment de mini-trahison. J’ai beaucoup pris sur la gueule avec la trahison, enfant et adulte. Je vis avec la mort et la trahison en essayant de me garder de l’une et de l’autre, c’est invivable.

Tu es l’auteur de six romans. Pourquoi as-tu commencé à écrire si tardivement en qualité de romancier ?

Parce que je n’en ressentais pas le besoin. J’écrivais déjà. J’ai eu envie d’écrire le premier, Le Petit Bonzi (2005), parce que j’étais un enfant très bègue.

C’est déjà un livre où tu te racontes…

Je raconte l’histoire de Jacques pour protéger mes parents. J’ai attendu 2005 pour raconter la douleur d’être enfant, écolier et bègue, pour raconter la douleur de la solitude. Cela ne m’a pas libéré du bégaiement, mais de la surprise des autres quand ils m’entendent. « C’est normal, se disent-ils, il a écrit un livre sur ce thème. » J’ai ensuite écrit Une promesse (2006), qui relate l’histoire de six enfants de Mayenne qui se font une promesse : quand la mort viendra prendre l’un d’entre eux, ils feront tout pour l’en empêcher. Le récit débute alors qu’ils sont vieux et que la mort rode. La promesse dure dix mois, jusqu’à ce que l’un d’eux finisse par craquer et que finalement ils fassent leur deuil. Ce roman a eu le prix Médicis. J’ai trouvé ça assez “dingue” parce que ce n’est pas un livre nombriliste ou parisien, c’est un livre qui parle de fraternité et de loyauté.

Après, tu le sais, il y a eu la trahison, l’Irlande. Depuis, j’enchaîne des choses en raison de l’urgence, mais désormais, à l’heure où nous parlons, je n’ai plus d’idée. Peut-être qu’il y aura quelque chose ou peut-être qu’il n’y aura rien.

En quoi ton histoire et les combats que tu portes nourrissent-ils ton style qui me semble de plus en plus emphatique et lyrique ? De plus en plus imagé.

C’est ton analyse, mais j’espère que ce n’est pas vrai, je n’aime pas l’emphase.

Tu crois qu’on peut faire plus emphatique qu’Antigone ?

C’est vrai. Mais Le Quatrième mur n’est pas gonflé d’orgueil. Ce que j’essaie, c’est d’aller à l’os des mots. Je veux aller vers une langue où il n’y a plus de place pour rien, donc vraiment l’os. Avec des phrases courtes.

Oui, mais ça, c’est ton écriture journalistique…
Non, c’est aussi mon écriture littéraire, j’espère. Je ne parle pas des « nuages moutonnants se dirigeant vers l’horizon lointain ». Pour moi, le mot « nuage » se suffit à lui-même. Je souhaite que le mot ne perturbe pas, ne vampirise pas le propos.

Tu ne peux pas nier que ton écriture est très imagée !

Oui, mais elle est imagée à l’essentiel. Si tu offres l’entrée de Sabra et Chatila à quelqu’un qui a des mots de trop, cela te donne TF1 et un reportage à gerber.

Et Quatre heures à Chatila, de Genet ?

Je me demande s’il n’y avait pas des mots de trop.

Quels sont les livres et auteurs qui t’ont inspiré, que tu as lu et que tu relis ?

Étrangement, Georges Simenon. Il te fait entrer dans les loges de concierges, gravir des escaliers grinçants, aller chez les bourgeois et chez les aristos, chez les putes et les macs, dans les bas-fonds. Et tu y es, et tu sens, et tu entends, il n’y a pas un mot de trop. Je parle du Bourgmestre de Fumes, de Monsieur Hire, de tous ces livres qui ont fait des films tant ils sont visuels. Simenon est un maître capable de faire des livres avec un presque rien qu’il a aimé et observé.

Quel est ton rapport, justement, à l’autofiction ?

Je suis loin de l’autofiction. Je suis loin de la fiction. Certes Georges est mon deuxième prénom, mais…

Antoine Chalons, le petit luthier, narrateur-héros de Mon traître, c’est quasiment l’anagramme de Sorj Chalandon…

Ce n’est pas Sorj Chalandon, le journaliste, qui veut devenir metteur en scène à Beyrouth, même si je suis dans toutes les pages, dans tous les lieux, devant le char syrien (sauf que moi je m’en suis tiré). Je ne suis pas le héros du Quatrième Mur. Le héros, c’est Georges, celui que je ne suis pas devenu.

Deux ou trois titres classiques qui te parlent encore ?

J’ai appris la littérature avec Antigone, L’Enfant et L’Insurgé. Puis Vian, pour la musique des mots. Chez moi on ne lisait pas, donc lire était déjà un acte de résistance. Puis il y a eu Sartre. J’ai lu La Nausée de très nombreuses fois. L’un des plus beaux souvenirs de ma vie, ce fut de voir le Jean-Paul Sartre de ma bibliothèque autour de la table, à Libération. J’ai pleuré en lisant La Nausée, je voulais écrire comme cela.

J’ai été un jeune lecteur traditionnel. J’aime la littérature française et la littérature irlandaise. J’aime les échos familiers. J’ai envie d’apprendre des choses sur ce que je suis et d’où je viens, c’est récurrent. J’ai moins d’appétit pour la littérature scandinave, aussi formidable soit-elle.

Et si je cesse de te parler de littérature, parmi mes grands chocs, il y a eu Le Manifeste du parti communiste et Que faire ? de Lénine. Ce n’est pas un roman, ce n’est pas très drôle. Mais à cette question, la réponse « Indignez-vous ! » ne suffit pas.

Propos recueillis par Nicolas Norrito